Le plus vaste parc du nord des Hauts-de-Seine pratique un pâturage aux multiples bienfaits écosystémiques. Les animaux sont ceux de la ferme pédagogique départementale qui vont ainsi à la rencontre du public.
De petites billes noires çà et là sur les allées, des bêlements, plaintes solitaires ou polyphonies portées par le vent, sont autant d’indices de son passage. Sur le coup de huit heures, croisant les promeneurs les plus matinaux, le troupeau quitte l’enclos de la ferme sur les pas de son berger, guidé par ses interjections mi-parlées mi-chantées. Après avoir exercé un peu « tous les métiers », Yahya Touré, issu d’une lignée de pasteurs maliens, vit en tant que berger au parc départemental des Chanteraines un retour aux sources inattendu : « Jamais je n’aurais imaginé devenir berger en France, dit-il. Qui aurait imaginé des animaux en plein cœur de Paris il y a vingt ans ? Les choses changent ! »
Esprit de troupeau
Au départ, ces brebis et quelques moutons – des îles-de-france et des solognots, des vendéens et des thônes et marthod, des ravas et des ouessant – formaient un ensemble éclaté et fort peu grégaire. « Pour arriver à ce troupeau, on est parti d’une page vierge, explique la responsable de la ferme, Juliette Pouradier, issue pour sa part d’une famille d’éleveurs pyrénéens. En temps normal les agneaux apprennent à suivre leurs mères qui elles-mêmes suivent leur référent. Ici les animaux étaient dans des enclos et en plusieurs groupes ; il a fallu leur apprendre à cohabiter, puis à marcher à l’extérieur et à suivre le berger. » D’un pré clôturé (expérimenté ponctuellement depuis 2017, Ndlr), les herbivores sont passés ensuite dans un espace ouvert, libres de leurs mouvements. Habitués à prendre la tangente à la moindre alerte, ils ont acquis un détachement tel que ni les chiens ni le grondement du petit train des Chanteraines ne viennent plus troubler leur repas ni leur sieste. « Tant que je suis là, ils savent que rien ne peut leur arriver », sourit Yahya. Les moutons se nourrissent exclusivement au pré contrairement aux chèvres, supplémentées en foin et en aliments concentrés, dont l’action est complémentaire. « Les brebis rasent, les chèvres débroussaillent, défrichent et vont en sous-bois, elles adorent tout ce qui est écorce et lignine. » Le même travail de cohésion a été mené avec ces dernières, de sortie quand elles l’acceptent car la biquette a du caractère.
Régalade
Un peu à l’étroit sur les trois hectares de la ferme, les herbivores profitent du parc de 87 hectares attenant. « C’est ainsi dans n’importe quel système agricole, souligne Juliette Pouradier. On peut leur donner tout ce qu’on veut en alimentation, cela ne comblera pas le besoin en déplacement. Ils ont besoin de chercher, de fouiner, de manger un peu de frais. » Les prairies du parc sont, suivant les cas, tondues, fauchées ou pâturées par les troupeaux. Défini avec le prestataire chargé de l’entretien des espaces verts, Idverde, le mode d’entretien dépend de la saison mais aussi de la présence d’espèces protégées et de plantes invasives comme la luzerne d’Arabie, une variété de trèfle géant. « Pour la luzerne, on va faire pâturer les premières pousses afin d’éviter la montée en graine. Les ruminants qui n’ont pas d’incisives supérieures les arrachent, la racine se défait en même temps. » Les pics de fréquentation sur les pelouses sont également considérés de manière à éviter tout conflit d’usage, même si les troupeaux sont généralement bien perçus du public.
En cette belle matinée de printemps, les environs de l’étang des Hautes-Bornes offrent aux brebis gourmandes un repas de choix. Les trèfles, les pissenlits en fleur ou en graine, les rumex et les myosotis s’entremêlent dans les herbages sur lesquels les pâquerettes jettent de grandes nappes blanches. De longues minutes s’écoulent, affairées dans ce tapis vert. La prairie d’en face où croissent l’herbe réglisse et le plantain vaut bien un arrêt également, puis le sous-bois où il possible de happer, cou tendu et lippe habile, quelques feuilles tendres. Dès lors la panse pleine et guidées par la course du soleil, les brebis se couchent sous les ombrages, mâchoire oscillant de gauche à droite dans un mouvement de rumination caractéristique, assimilant leur repas par régurgitations successives. « Elles mangent puis vont se coucher puis réattaquent un nouveau cycle et ainsi de suite », explique le berger qui surveille leur consommation de trèfle, irrésistible « junk food » riche en azote.
Paysannat
Entre autres bienfaits, le recours au pâturage fertilise les sols et évite leur tassement par les machines de tonte, améliore la repousse et l’implantation de certaines espèces protégées. « Depuis la mise en place de cette action il y a un an, on a vu apparaître des orchidées dans de nouveaux secteurs, constate Juliette Pouradier. Ça a été très rapide et avec peu de moutons, ils ont fait du bon boulot ! » Ces sorties plus régulières ont permis une réduction du piétinement et une amélioration de l’aspect des prés de la ferme tout en prévenant le parasitisme. « Cet agrosystème vertueux renvoie aussi bien à la notion récente de permaculture qu’à celle plus ancienne de paysannat, estime Juliette Pouradier. Chez les paysans, rien ne se perd et tout se transforme. » Si les effectifs ne suffisent pas à entretenir l’intégralité des herbages, cette action ne manque pas d’attirer l’attention des promeneurs. « La ferme qui était un huis clos de déambulation s’exporte dans le parc. Ça plaît beaucoup, les gens sont contents, ne serait-ce que de voir des animaux dans le paysage, et on les pousse à venir nous poser des questions », affirme la responsable qui caresse, en plus des animations proposées à la ferme, l’idée d’un atelier sur les pas du berger.
Le recours au pâturage fertilise les sols, améliore la repousse et favorise les espèces protégées.
Si les île-de-France vont peu au contact, les ouessant sont d’un naturel curieux et les sognolots, reconnaissables à leur tête rousse, très sociables. « On a senti l’odeur du troupeau depuis l’allée, c’est celle de la campagne ! », raconte Linda, accostée par Pomelo, le plus câlin de la bande. « J’avais déjà vu les moutons avec mon fils à la ferme. C’est une bonne idée de les faire sortir, leur présence dans le parc est apaisante et il n’y a plus besoin de tondeuse ! », s’exclame son amie Alia. « Les gens en raffolent, confirme le berger. On me demande à qui ils appartiennent, tout le monde n’a pas encore fait le lien avec la ferme. » Ses journées sont plus ou moins animées et si le parc est désert ou les conditions mauvaises, il les endure loin de l’idylle bucolique. « S’il fait froid, je mets mes mains dans mes poches. C’est mon travail, je l’ai choisi. » Appuyé sur son bâton, prolongement du bras chez le pâtre, il observe ses protégés et enregistre en silence les menus faits du parc. « Il y a la vie et il y a la mort », philosophe-t-il ainsi devant un corbeau lorgnant d’un peu trop près un oison bernache.
Triplés
De retour au bercail, le berger signale le moindre problème aux « fermiers » qui savent prendre en charge tous les soins courants. Les onglons sont entretenus plusieurs fois par an pour prévenir les déformations et la maladie du piétain et les ovins débarrassés de leur manteau laineux lors d’une grande fête de la tonte au printemps. Pour la vermifugation, il s’agit de ne pas avoir la main trop lourde en prenant en compte, cette fois encore, l’équilibre de l’écosystème : « Les antibiotiques tuent les parasites mais aussi les insectes qui participent à l’entretien du sol, comme les coléoptères », explique la responsable des soins Florence Wuidart, attentive à tous les paramètres du bien-être animal. « Chaque type d’animal a son environnement idéal en fonction de sa race, de sa morphologie. Plus on s’en éloigne, plus il y a aura de problèmes. Les moutons par exemple sont assez sensibles à l’humidité, c’est pourquoi nous leur avons aménagé de nouveaux abris. »
Les trois agneaux de l’année (et trois chevreaux) ont leur « nurserie » au pré, nourris au biberon deux fois par jour. La mère, reine de beauté au poil lisse, a eu de « jolis bébés » mais ne peut pas allaiter. « Nous avons une portée de triplés, deux mâles et une femelle, c’est dur à élever ! », sourit Juliette. « Dans notre réflexion sur le renouvellement du cheptel, nous n’avons pas d’objectif de conservation des races particulier, précise la responsable de la ferme. L’écopâturage est notre priorité. Nous souhaitons aller vers des animaux de taille moyenne, supportant l’humidité et assez dociles soit par de nouvelles acquisitions, soit par des croisements comme le font les agriculteurs. » Issus d’un « mariage » entre races thônes et marthod et rava, Rebelle et Cocco, mouchetés de noir et l’immaculé Idéfix ont hérité des pampilles (pendeloques sous le cou, Ndlr) de leur père et pour l’un d’entre eux de ses cornes – pour l’heure aussi minuscules qu’attendrissantes. Au sortir de l’enclos, leur tour viendra bientôt de marcher avec le troupeau vers les grands espaces et les délicieux herbages du parc.
Pauline Vinatier