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La belle évasion du grand âge

CD92/Illustration Laurent Duvoux

Avec le soutien du Département, trois Ehpad proposent à leurs résidents de s’évader depuis leur lieu de vie grâce à des casques immersifs. Les résultats dépassent toutes les attentes. 

C’est un voyage dans une contrée lointaine qui commence. L’univers de la grande musique classique. Un déplacement qui va transporter la vieille dame loin d’Issy-les-Moulineaux. Un casque de réalité virtuelle (casque VR) en sera le véhicule.  « Mozart, ça vous dit ? » D’un tapotement sur sa tablette l’accompagnant lance la Messe du Couronnement. L’horizon quotidien s’efface alors derrière la vision à 360° d’une cathédrale gothique. Les yeux de l’octogénaire naviguent des musiciens au chœur, de la voûte aux arc brisés aux spectateurs – dont elle fait d’une certaine manière partie – puis reviennent vers la cheffe d’orchestre. Des écouteurs lui restituent la performance musicale. L’image suit les mouvements de sa tête, ses mains, conquises, battent le rythme. « C’était beau, c’est comme si j’étais là-bas », souffle-t-elle de retour dans le hall de l’Ehpad Lasserre avec les autres résidents.

Réminiscences

Déambulateurs, chaises roulantes et cannes sont au garage le temps de cette séance devenue un rituel. Autour d’Évelyne, 95 ans, le froid des grands espaces est encore presque palpable. « C’est très réaliste. On croit marcher dans la neige mais j’aurais aimé pouvoir caresser les chiens ! », réagit –t-elle après son équipée en traîneau. Pendant quelques minutes, l’ancienne sage-femme a revécu ses séjours à la montagne avec sa nièce. « Je travaillais beaucoup à l’époque et je n’avais pas beaucoup de temps à moi. C’étaient des parenthèses heureuses. » Souvenirs aussi pour Christiane qui tient l’équipement à la façon de jumelles comme pour mieux sonder le passé. Au centre du tableau de Manet qu’elle contemple dans le casque, un personnage de jeune femme blonde a des airs de sa belle-sœur Marguerite. « Ça va chercher loin dans la mémoire, ils réagissent par rapport à leur histoire de vie. Il y a aussi des émotions et un plaisir retrouvé qui ne sont forcément verbalisés », explique David Jacob, le responsable de la vie sociale. Loin d’être réfractaires aux nouvelles technologies, les résidents se sont emparés des casques. « C’est nouveau, mais on était préparé à l’exercice, ayant déjà eu chez nous un robot interactif (l’humanoïde Nao, NDLR), et ces derniers temps, pour garder le lien avec les familles, les résidents avaient apprivoisé les tablettes. Ils ont donc mieux réagi que ce que l’on pourrait projeter ». Quand rejet il y a, c’est qu’ils « n’aiment pas la sensation du casque sur leur tête » ou ne peuvent profiter de son effet du fait d’un manque de mobilité du cou par exemple. « Il faut le voir à l’œuvre pour réaliser le potentiel. Moi-même sceptique au départ, j’avais fait faire une démonstration qui a provoqué beaucoup d’émotions chez les résidents, souligne la directrice de l’Ehpad, Chloé Leblond. Nous avions décidé d’acquérir un casque quand le Département nous a contactés. La période était morose, c’est l’idée de l’année ! »

© CD92/Stephanie Gutierrez-Ortega

Deux univers

Le projet Horizon, porté par deux directions – le service Environnement numérique des collèges (ENC) et la direction des Solidarités, interlocuteur des cent six Ephad du territoire –  est le produit du premier confinement, qui avait fait tomber un voile d’ennui sur les établissements. « Nous travaillions à déployer la réalité virtuelle dans le domaine éducatif quand nous avons été contactés au printemps dernier par France Immersive Learning (association de promotion des technologies immersives, NDLR) pour une expérimentation en Ehpad, explique Florence Sylvestre, responsable de l’ENC. Les circonstances amenaient à lever les freins liés à des habitudes et croyances trop bien ancrées. Pourquoi ce « troisième écran », le casque, qui, devenu plus abordable, se diffuse bien au-delà des jeux vidéo dans tous les pans de la société – industrie, culture, architecture, médecine – ne conviendrait-il pas aux personnes âgées ?  Aussitôt, trois structures du territoire se sont portées volontaires pour l’expérimenter : l’Ehpad Lasserre, la Fondation Aulagnier, à Asnières, et l’Ehpad Les Marronniers à Levallois-Perret. Depuis cet été elles bénéficient des conseils et du kit clé en main d’I2L, le « laboratoire » de France Immersive Learning : une mallette de rangement, quatre casques VR, un routeur wifi, une tablette de pilotage à distance et un stérilisateur pour nettoyer le matériel entre chaque utilisation. « L’avantage de cette solution est la possibilité d’individualiser les séances ainsi que la qualité des contenus, précise Florence Sylvestre.  Dans un premier temps, nous avons opté pour le 360° plutôt que la vidéo interactive car nous ne savions pas si c’était adapté à ce public. » Produites par Arte, Rfi Labo, Targo ou encore Wild Immersion, les vingt-sept références – patrimoine, musique, histoire, science, aventure, nature – ne dépassent pas une dizaine de minutes afin de favoriser le retour au réel. De façon à éviter tout choc, le catalogue comprend d’éventuelles contre-indications – il ne s’agirait pas qu’un arachnophobe croise une mygale…

De distractifs, les casques pourraient se faire thérapeutiques. La médiation familiale est une autre piste.© CD92/Stephanie Gutierrez-Ortega

Lâcher prise

Roger, 86 ans, a vécu dans les îles, à Tahiti. Par la magie du casque VR, l’équipe a donc proposé de l’immerger dans une séance sous-marine. La psychomotricienne à ses côtés, il émet des onomatopées et hochements de tête approbateurs. Au milieu de bancs de poissons, de phoques et de raies mantas, il trace des gestes sereins, concentrés, précis, et lève grand les bras à l’approche de la surface de l’eau. « Les répercussions sur le corps sont incroyables. On dirait qu’il fait du tai-chi, il est dans un lâcher-prise absolu alors qu’il est d’ordinaire très agité », commente David Jacob. À l’Ehpad Lasserre, si le dispositif donne entière satisfaction, c’est encore avec les résidents de l’unité de vie protégée (UVP), atteints de troubles cognitifs importants, que sont observées les réactions les plus spectaculaires. « Plus la maladie est avancée, plus ils sont dans l’instant présent. Il y a un vrai effet sur leur humeur et sur l’apathie avec un retour à la verbalisation pour certains, assure Mélanie Grollier qui suit ces résidents. C’est une évasion psychique pour eux qui ne sortent jamais de l’établissement. » Puis c’est le tour de Mauricette qui, rapidement, veut retourner se coucher, et de Michèle, nouvelle résidente dont il faut apaiser l’anxiété. Avec son smartphone, David Jacob filme la séance pour son fils qui doit bientôt lui parler sur skype. En une heure, trois résidents de l’UVP ont pu faire l’expérience. « C’est chronophage mais ce sont des moments privilégiés. Nous avons cent trente et un résidents… Avec un stagiaire en animation, on pourrait monter en puissance et cela créerait du lien intergénérationnel ! », conclut le responsable de la vie sociale.

On se rend compte que contrairement aux idées reçues, le casque créé du lien.

Volet thérapeutique

Quelques mois après le lancement de l’expérimentation, une première enquête confirme le bon accueil dans les trois Ehpad. Auprès des quatre-vingt-trois résidents sondés, les casques ont eu un effet sur le bien-être (+ 40 %), la stabilité émotionnelle (+ 8 %), le stress et la douleur (- 40%). Au sein des UVP, on observe des patients stimulés et plus réactifs et des retours à la verbalisation. Les personnels sont enthousiastes. « C’est au-delà de nos espérances, c’est une véritable bouffée d’oxygène, se réjouit Florence Sylvestre. On se rend compte aussi que contrairement aux idées reçues, le casque créé du lien puisqu’il y a une communication avant, pendant et après la séance. » Née avec la crise, cette initiative gardera son sens au-delà car « si elles ont davantage de visites, les personnes âgées ont toujours besoin de rêver et de se divertir ». Le Département envisage à présent d’élargir le nombre de structures et la palette de contenus proposés. De distractifs, les casques pourraient se faire thérapeutiques et leur pouvoir de suggestion être utilisé pour relaxer ou prévenir la douleur, par exemple avant un examen ou un pansement délicat. La médiation familiale est une autre piste. Grâce à la réalisation de capsules avec les familles, en différé ou en direct, un résident pourrait par exemple « assister à l’anniversaire de son petit-fils ou de sa petite-fille ». Le Département envisage aussi de tourner des vidéos à 360° sur son patrimoine ou encore d’apporter son soutien à une thèse universitaire sur le sujet. Enfin cette démarche dans les Ephad sera riche d’enseignements pour le déploiement de la VR dans les collèges. « Le potentiel de cet outil est énorme, insiste Florence Sylvestre. L’évasion n’était qu’une porte d’entrée ».

Pauline Vinatier

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