La forêt vosgienne de la propriété d'Albert Kahn à Boulogne. © Musée départemental Albert-Kahn
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AU MUSÉE ALBERT-KAHN, UN VOYAGE AUX JARDINS

Avec Natures vivantes, images et imaginaires des jardins d’Albert Kahn, le musée départemental nous fait partager « l’émotion des plantes » du maître des lieux. À Boulogne, jusqu’au 31 décembre.

Jeunes femmes dans le jardin d’Albert Kahn, à Boulogne.© Musée départemental Albert-Kahn

L’amateur de promenade connaît forcément le fameux jardin à scènes sur quoi s’ouvre la façade ombragée du musée départemental Albert-Kahn. Il ignore peut-être l’existence d’un autre jardin, disparu celui-là, autour de la villa Zamir, à Cap-Martin, la propriété du mécène fondateur des Archives de la Planète sur la Riviera. Et le visiteur du parcours permanent sait-il qu’à côté de ces archives du recensement planétaire, le musée conserve environ 5 000 autochromes et films du domaine privé des jardins, dont à peu près 2 000 de Cap-Martin ? Après nous avoir fait voyager dans le temps et l’espace, le musée départemental a confié à Luce Lebart, historienne de la photographie et commissaire d’exposition, une mission de guide exploratrice des collections d’images à la recherche des Natures vivantes : celles intimes des deux jardins, celles plus scientifiques et pas moins spectaculaires réalisées par le biologiste Jean Comandon dans le laboratoire installé au sein de la propriété d’Albert Kahn où il développe des expériences cinématographiques sur l’épanouissement des fleurs et la croissance des plantes.

Deux jardiniers dans le jardin japonais.© Musée départemental Albert-Kahn

 

S’immerger dans les images

« Quand on je travaille sur un fonds d’archives, explique Luce Lebart, déjà autrice du hors-série Découvertes Gallimard consacré au musée départemental, on a tendance à chercher par mot-clé, or ce que je préfère, c’est travailler à partir des images elles-mêmes. C’est-à-dire ne pas seulement rechercher, par exemple, toutes les occurrences du mot “chrysanthème”, mais aller découvrir en m’immergeant parmi les images ce qu’elles nous racontent sans avoir au préalable nommé des choses ou d’identifié des objets. » De cette navigation rêveuse, elle a rapporté 200 autochromes des jardins de Boulogne et de Cap-Martin, dont beaucoup d’inédites. « Derrière les images les plus publiées s’en cachent d’autres jamais encore partagées. J’ai été fascinée par un rhododendron aux fleurs fanées : je n’avais jamais vu ça ailleurs à cette époque. Si certains artistes d’aujourd’hui s’intéressent au motif des fleurs fanées, il a été longtemps boudé par l’iconographie. C’est le tabou de la vieillesse. On représente plus volontiers les plantes en leur verte saison, l’imaginaire de la poésie de Ronsard est ancré dans notre culture. “Cueillez, cueillez votre jeunesse : Comme à cette fleur, la vieillesse fera ternir votre beauté.” » Chez Luce Lebart, l’amour du végétal – la fleur, la plante, la forêt – vient enrichir l’amour de la photo et affûter le regard qu’elle y pose. « J’ai aimé me faire surprendre par ce que je voyais. J’ai adoré les images de la forêt vosgienne. On ne dit pas assez combien créer avant 1919 une forêt vosgienne est un geste politique. Ce jardin et ses images racontent plein de petites et de grandes histoires. Parmi les autochromes prises pendant la guerre, on remarque des portraits de jardiniers-soldats : ce sont des jardiniers probablement revenus à Boulogne lors d’une permission et qui se sont fait photographier en tenue militaire avec, en arrière-plan, la forêt vosgienne. Plus on s’intéresse aux images de ce fonds, plus elles révèlent des détails ou des informations qu’on ne voit pas de prime abord. Il y a beaucoup d’épaisseur historique dans ces images. »

Rabindranàth Tagore, prix Nobel de littérature, à Boulogne, 1921.© Musée départemental Albert-Kahn
Agaves dans le jardin de la propriété de Cap-Martin, 1930.© Musée départemental Albert-Kahn

Une collection unique au monde

La commissaire de l’exposition l’affirme : « Je n’ai jamais vu d’équivalent dans l’histoire de la photographie : pour moi, les images des jardins de Boulogne et de Cap-Martin sont uniques au monde. » D’abord par l’usage de la couleur, une technique à l’époque dernier cri – le procédé autochrome des frères Lumière n’est commercialisé qu’à partir de 1907. Un peu comme faire aujourd’hui de la photo à 360 degrés… Unique ensuite par la durée sur laquelle s’échelonnent les prises de vue, mais sans le souci d’inventaire systématique. « Les aspects temporels, topographiques et organiques de la collection reflètent un rapport singulier au jardin. Albert Kahn fait photographier les plantes non seulement au fil des saisons, mais au fil des jours, et parfois des heures. On voit ainsi certaines fleurs s’épanouir telle cette série en couleur de fleurs de rhododendrons qui petit à petit s’ouvrent. » Le cadrage est également exceptionnel. Les plantes sont photographiées « vivantes », elles ne sont pas séchées et coupées comme dans un herbier, ni – à une ou deux exceptions près – mises en bouquet. Ici, le végétal s’inscrit dans une autre dimension, quelque part entre le paysage et le portrait. « Un grand album se déploie. On y voit les plantes grandir, évoluer, perdre leurs feuilles au fil des saisons, un petit peu comme dans un album de famille. C’est très étonnant et très touchant : cela nous dit l’attachement d’Albert Kahn pour ses “plantes proches” comme on dit des “êtres proches”. » Le mouvement est une autre caractéristique rare de ces images ; pas le mouvement inhérent aux séquences filmées mais celui qui imprègne les autochromes. « Le mouvement, c’est la vie, d’une certaine façon. L’autochrome n’est pas instantanée et les temps de pose peuvent aller jusqu’à quelques secondes. À Boulogne, les opérateurs s’intéressent au passage du vent dans les arbres et au Cap-Martin aux vagues écumeuses qui éclatent sur les rochers ainsi qu’aux nuages qui passent ou au soleil couchant. Les couleurs aident à deviner le moment de la journée. On a parfois l’impression de sentir la rosée du matin sur certaines plantes, ou bien des effets de pluie dégoulinant sur les feuilles. Il y a également des effets d’arrière-plan flouté qui mettent en valeur la fleur, similaires à ceux qui mettent en valeur les visages dans un portrait. » 

Je n’ai jamais vu d’équivalent dans l’histoire de la photo : pour moi, ces images sont uniques au monde.

L’épanouissement et la disparition

Le jardin de Cap-Martin est sans doute la part la plus secrète de l’héritage d’Albert Kahn, et le volet le plus inattendu de l’exposition. Nous sommes saisis par ce jardin méditerranéen extraordinaire avec les grandes figures symboliques que sont les agaves : « Les hampes florales démesurées sont photographiées de près comme de loin, avec ou sans la mer à l’horizon, par temps d’orage ou encore à la tombée de la nuit. Avant sa fin, l’agave assure sa survie en produisant de nombreux rejets formant sa descendance. Albert Kahn n’a pas laissé de descendance mais a engendré des jardins extraordinaires dont celui, historique et vivant, de Boulogne qui, porteur de sa vision pacifiste, a pu être sauvegardé et conservé tandis que celui de Cap-Martin a disparu. La crise boursière de 1929 a provoqué la ruine du banquier et le domaine méditerranéen fut hypothéqué en 1931. Sans soin ni arrosage, les plantes meurent. La propriété disparaît finalement en 1950, morcelée et vendue ». Les agaves de Cap Martin dialoguent avec ceux pris par le photographe Massao Mascaro – l’un des artistes contemporains dont les images sont mises en dialogue avec celles de la collection. Sa série Sub sole (« sous le soleil ») montre des agaves mourants saisis en noir et blanc. Nous les regardons comme éblouis par trop de soleil, émaciés par trop de sécheresse… « Les plantes meurent et disparaissent, et les images restent… »

Didier Lamare
Boulogne, musée Albert-Kahn jusqu’au 31 décembre. albert-kahn.hauts-de-seine.fr 
Natures vivantes, sous la direction de Luce Lebart, 272 pages, environ 100 photographies et illustrations, Atelier EXB en co-édition avec le musée départemental Albert-Kahn, 39 euros.

 

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