Il célèbre les vingt ans de l’Académie équestre de Versailles avec une nouvelle version du Requiem de Mozart, à découvrir à La Seine Musicale du 14 au 17 septembre.

L’Académie créée par l’écuyer et chorégraphe Bartabas cohabite avec la galerie des Carrosses dans l’arc de cercle architectural des Écuries du Roi – bâtiments du XVIIe siècle de Jules Hardouin-Mansart – juste en face d’un château de Versailles qui apparaît grand comme une ville. Le contraste topographique est évident avec le Théâtre Zingaro, à la fois théâtre et palais en bois, sis à Aubervilliers, que Bartabas a fondé en 1984. Mais l’essentiel est le même : deux lieux où s’invente quelque chose d’inédit dans le monde du spectacle vivant, quand travaillent ensemble chevaux et artistes. « J’insiste sur le mot travail, précise-t-il lors de la reprise des répétitions du Requiem. Même si cela paraît parfois choquant, même si c’est une passion, ma relation à l’animal est une relation de travail et j’y tiens : le vrai respect, c’est le respect dans le travail. Ce que vous échangez alors avec l’animal va au-delà de la contemplation. »

Transmettre une énergie

En 2003, les chevaux revenaient dans la Grande Ecurie du Château de Versailles. Des lusitaniens élégants et racés, chevaux des rois dont on dit que Louis XIV raffolait, certains aux yeux bleus et à la robe crème – le terme exact est alors « cremello ». Dans les écuries impeccables, ils sont 36 qui portent des noms d’artistes, de musiciens, de peintres, de dramaturges, et partagent l’académie avec les écuyers – en l’occurrence, c’est un hasard du recrutement, des écuyères – sous la coordination pédagogique de Laure Guillaume, venue de Zingaro, qui assure ici l’enseignement de l’équitation. La compagnie-école ressemble à un corps de ballet, on s’y engage sans esprit de compétition pour faire corps avec l’autre – les chevaux, les écuyers, les palefreniers… – apprendre des uns, enseigner aux autres et construire ensemble des spectacles. Une haute école d’équitation qui serait doublée d’un studio de danse, d’un conservatoire de chant, d’une salle d’armes et d’un dojo pour la pratique du tir à l’arc japonais… « Qu’est-ce que cela veut dire “transmettre” pour un artiste ? Un professeur enseigne une technique, le chant, la danse, le tir à l’arc sont très codifiés. Je ne suis pas un professeur, alors pour moi c’est plutôt transmettre un état d’esprit et mon énergie vitale. J’aime le travail de troupe, on n’est rien tout seul dans nos métiers. Le respect du cheval, de son intégrité physique et psychologique : c’est la base de mon travail. Le cheval ne peut pas accepter la souffrance car, lui, ne connaît pas la finalité de l’effort. Le danseur va souffrir à la barre pour s’élever à son niveau, le cavalier peut éventuellement souffrir, pour le cheval, ce n’est pas acceptable : on n’impose pas à un cheval, on propose, et c’est lui qui dispose. À nous de proposer progressivement ce qu’il peut donner jusqu’à arriver à ce que nous voudrions qu’il donne. Et puis je transmets mes doutes, ce qui peut paraître bizarre ! Apprendre que c’est normal de douter, que c’est sain de douter, qu’il faut se remettre tout le temps en question. Ce qui n’est pas évident au début, on a besoin de se dire que le maître sait tout… »

Dans le manège inspiré par le théâtre Farnèse à Parme, chevaux et écuyères s’échauffent avant la répétition.© CD92/Julia Brechler

La voix de la nostalgie

L’Académie équestre développe depuis vingt ans un spectacle de répertoire. Chaque week-end, La Voie de l’écuyer – en ce moment : La Voie de l’écuyère – présente, de promotion en promotion, des tableaux emblématiques et des chorégraphies inédites. Un état des lieux artistique et poétique qui s’ouvre régulièrement à des créations particulières, comme ce Requiem de Mozart, chorégraphié par Bartabas, créé à Salzbourg en 2017 avec le chef d’orchestre Marc Minkowski, joué ensuite à La Seine Musicale. Il y revient cette saison, avec de nouveaux  chevaux et écuyères, dans une version pour chœur sur un arrangement pour deux pianos et timbales de Czerny. « La technique est un peu toujours la même, ce sont les bases du dressage. Après, c’est une équitation où il s’agit de laisser le cheval s’exprimer à l’intérieur d’un cadre très normé. Dans ce que nous appelons un “air”, un mouvement, le cheval doit pouvoir aller au-delà de la “perfection”, comme un calligraphe dit que la qualité d’une calligraphie vient du minuscule “défaut”. Ce qui est le contraire de la compétition où tout doit être contrôlé. »

À Versailles, les lieux et les ambiances sont multiples, des carrières où l’Académie travaille au parc du château où les chevaux prennent l’air et le temps. Le manège, conçu en bois brut par l’architecte Patrick Bouchain – le même que celui du théâtre Zingaro – ressemble à un décor de théâtre mâtiné de Galerie des Glaces. Sous les lustres en verre de Murano, un cheval monté vient en passant s’enquérir des nouveaux venus. Dans l’espace des écuries, deux écuyères brossent leurs chevaux comme on lisserait une chevelure dans un tableau du XVIIe siècle. Sur le pavé, le bruit des sabots ; dans la lumière dorée, l’odeur animale : l’émotion soudain s’incarne. « Tous mes spectacles sont porteurs de nostalgie. En travaillant avec les chevaux, je sais inconsciemment que c’est un monde en train de disparaître. Le rapport à l’animal, ce qu’il engendre de passion, ne pas compter son temps, ce n’est plus possible dans notre société. »

Les chevaux m’ont fasciné très jeune, et la fascination, c’est un mélange d’admiration et de peur. J’ai dû apprendre à vaincre ma peur de l’autre, c’est la première leçon que les chevaux m’ont donnée.

La musique et le rituel

Dehors, on entend les premiers accords du Lacrimosa de Mozart. La musique, toutes les musiques, c’est l’autre grande affaire de Bartabas. « La musique pour moi est l’art premier. Le premier être humain qui a entendu le bruissement du vent dans les feuilles, avant même de souffler dans une quelconque flûte, a entendu de la musique. Les rythmes des musiques anciennes sont liés aux animaux que les musiciens côtoyaient. Les czardas hongroises, c’est le galop du cheval ; en Inde, le rythme très particulier du pas du chameau. Je suis un fan de musique sacrée. Je ne suis pas religieux mais je suis sensible au rituel. De toutes les époques, qu’elles soient européennes ou du bout du monde, ces musiques cherchent quelque chose d’universel. On croit qu’avec des chevaux, il faut du Lully ou de la fanfare ! Pas du tout : la musique ne doit pas illustrer le mouvement du cheval, elle doit illustrer l’intériorité de la relation entre l’homme et le cheval. Alors, forcément, on touche au mystique. »

Le poète André Velter, qui le connaît bien, dit de Bartabas qu’il porte la pratique artistique à sa plus exacte expression en se posant, chaque fois, la question de la perception par le public. « Nous sommes dans le spectacle vivant, insiste Bartabas, il doit se passer quelque chose pendant une heure et demie. Si ça ne marche pas, c’est que j’ai mal fait mon travail. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut changer son propos pour plaire à tout prix, on peut être très populaire et n’avoir, selon moi, aucune valeur artistique. Il faut simplement savoir amener les gens là où on veut les amener, et les amener tous ! Chacun entrera dans cet univers par sa propre porte. »

Rajoutant avec l’un des nombreux sourires qui contredisent sa réputation de grincheux : « Ce sont les chevaux qui m’ont appris cette humilité sans concession. Et puis j’ai commencé dans la rue en faisant la manche, alors, si les gens ne s’arrêtaient pas… » 

Didier Lamare
Le Requiem de Mozart, La Seine Musicale, Grande Seine,
du 14 au 17 septembre : www.laseinemusicale.com
Avec l’Académie équestre de Versailles.

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