Jean-Honoré Fragonard, Jeux d’eau de la villa Aldobrandini à Frascati, sanguine et pierre noire, musée des Beaux-Arts d’Orléans.
Posté dans exposition

DU TRAIT CLASSIQUE AUX OMBRES MODERNES

Le Domaine départemental de Sceaux poursuit son exploration du dessin français avec Le Trait et l’Ombre, une exposition en deux parties aux Anciennes Écuries. Fin du premier acte le 17 août, avant le lever de rideau sur le second le 8 septembre.

François Boucher, Groupe de cinq gentilshommes, 1737, sanguine, musée des Beaux-Arts d’Orléans.©CD92/Mathieu Lombard

Grâce à son histoire et aux nombreuses collections de son musée consacrées au goût français de Louis XIV à Napoléon III, le Domaine départemental de Sceaux s’est engagé depuis une dizaine d’années dans une exploration de l’art du dessin en France, célébrant par la même occasion les grands musées de province dont les collections, souvent fragiles, sont moins exposées et donc moins connues que les toiles vernissées. Cependant, ce sont les mêmes artistes qui sont au charbon et à la palette : au commencement était le dessin – ce qu’indiquent déjà l’étymologie du mot et les déclinaisons de son usage. Le dessin anticipe toute chose, dans les arts comme dans l’industrie, c’est un dessein fixé sur le papier, une idée plus ou moins vague qui prend corps et ce ne sont pas les designers qui diront le contraire.

Les plus cinéphiles retrouveront, dans cette exposition dont l’art suggère plus qu’il n’affirme, un peu du film Meurtre dans un jardin anglais, dont le titre original choisi par le metteur en scène anglais Peter Greenaway, The Draughtman’s Contract (« le contrat du dessinateur ») dit assez bien les liens subtils entre dessin et dessein, et leur incitation à développer l’imaginaire.

Henri Gaudier-Brzeska (1891-1915), Composition vorticiste, 1914, pastel.©CD92/Mathieu Lombard

Cabinet graphique

Après une invitation lancée au musée Ingres de Montauban, à ceux d’Angers – avec Rubens et Delacroix – et de Besançon – avec Fragonard – ,  c’est au tour du musée des Beaux-Arts d’Orléans d’accrocher ses belles feuilles, comme disent les spécialistes, aux murs des deux étages des Anciennes Écuries de Sceaux. Les plus belles, les plus exceptionnelles, celles qui racontent le mieux quatre siècles ou peu s’en faut d’histoire du dessin français, depuis la fin de la Renaissance jusqu’à l’entre-deux guerres, étant donné la surface forcément limitée des espaces d’exposition : une centaine à la fois – seulement oserait-on dire – sur une collection de dix mille, pour s’en tenir aux seuls dessins français conservés par le cabinet d’arts graphiques du musée d’Orléans ! Autant dire que le choix était tellement difficile qu’il fut rapidement décidé de scinder l’exposition Le Trait et l’Ombre en deux actes, afin comme au théâtre d’en multiplier les péripéties, et de préserver au mieux la fragilité des œuvres qui supportent mal, après tant d’années dans l’obscurité des réserves, d’affronter longtemps la lumière du jour. Deux cents feuilles donc, en deux temps. Inaugurée ce printemps, la première partie esquisse un parcours du tournant des XVIe et XVIIe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, de Louis XIII à la Révolution, de Nicolas Poussin à Jacques-Louis David.

Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), Jeune fille debout vue de dos, vers 1770, pierre noire, sanguine.©CD92/Mathieu Lombard
Antoine Dieu, L’apparition des instruments de la Passion à la Vierge et à l’Enfant. Sanguine et lavis gris.©CD92/Mathieu Lombard

Du Roi-Soleil aux Lumières

Nicolas Poussin (1594-1665) a fait l’essentiel de sa carrière à Rome, où il découvre le classicisme qui prendra chez nous la forme d’une École française nourrie au sein de l’Académie royale de dessin et de peinture ; l’académisme n’interdisant pas la magie de l’art. De lui, l’exposition présente notamment un Homme nu soignant une femme nue, dessin à l’encre daté entre 1636 et 1640, dont Dominique Brême, directeur du Domaine départemental et commissaire de l’exposition avec Céline Barbin, écrit : « tracé d’une plume acérée et économe, [il] est comme la projection sur le papier d’un concept à peine formé, mais d’où sourdent déjà l’histoire et la grâce : une sorte d’hiéroglyphe de la poésie même ».

On retrouvera dans cet Acte I de l’exposition des noms qui sont célèbres à tous et des arts de dessiner chaque fois différents. Jean-Antoine Watteau (1684-1721) et l’esquisse poudreuse d’un buste d’enfant aux grands yeux étonnés et à la silhouette déjà s’effaçant. La maestria d’un François Boucher (1703-1770) qui affirmait avoir produit dix mille dessins et dont le Groupe de cinq gentilshommes forme à la sanguine le pendant du théâtre de Marivaux. Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), « témoin de fausses confidences et de dangereuses liaisons » – pour reprendre le clin d’œil du commissaire de l’exposition – dont l’art semble une illustration du titre de l’exposition, de la multiplicité des traits et des ambiguïtés de l’ombre. Ceux-là incarnent « l’esprit français des Lumières, fait d’élégante désinvolture et d’érotisme délicat ». Jusqu’à Maurice Quentin de La Tour (1704-1788) et son Portrait d’un jeune Noir, comme inspiré par Rousseau, l’un des très rares pastels venus d’Orléans à Sceaux : évanescente, la matière veloutée des peaux et des pigments voyage mal. À ces figures emblématiques du dessin français répondent quantité de petits et grands maîtres méconnus, donc à découvrir. Le patronyme ne faisant rien à l’affaire, Antoine Dieu (vers 1662-1727) est l’un d’entre eux, parmi les plus virtuoses et sans doute le plus baroque.

L’Acte II en septembre

L’Acte I s’achèvera le 17 août. Après un petit entracte nécessaire à la rotation des décors et des personnages, l’Acte II, de Géricault à Picasso, sera inauguré le 8 septembre et occupera la scène jusqu’au 31 décembre. Avec presque une autre histoire, même si les techniques de représentation demeurent similaires. C’est peu dire qu’une fois traversés la Révolution et l’Empire, les temps et les thèmes ont changé : nous passerons de la mesure classique à la démesure des tempêtes, en quelque sorte de la musique de Rameau à celle de Berlioz, de la grâce souvent au tumulte parfois. Le goût français n’est plus exactement le même, il y faut plus d’épices, au risque parfois de la saturation. Il n’est pas certain que l’assassinat d’Henri IV aurait été traité par ses contemporains avec la même hystérie que Les Adieux de Louis XVI à sa famille par Jean-Marie Delaperche (1771-1843) ! La mort, intime et bouleversante chez Léon Cogniet (1794-1880) ou obsessionnelle chez Théodore Géricault (1791-1824), devient un sujet universel ; les guerres à venir, et la première mondiale par-dessus tout, finiront par expliquer pourquoi. Sans trop dévoiler les œuvres de la deuxième séance, de la Vision de guerre de Max Jacob (1876-1944) à la Composition vorticiste d’Henri Gaudier-Brzeska (1891-1915) – dont le musée des Beaux-Arts d’Orléans conserve un millier de dessins – la conclusion de Dominique Brême s’impose : « Que l’on pousse un peu l’analyse de chacune et l’on verra qu’il y a, à parcourir l’exposition du musée du Domaine départemental de Sceaux, autant de connaissances à recueillir que d’émotions à partager. Deux actes en huit mois ne seront pas de trop… » 

Didier Lamare

Anciennes Écuries du Domaine départemental de Sceaux. Le Trait et l’Ombre, dessins français du musée des Beaux-Arts d’Orléans.
Acte 1 : de Poussin à David, jusqu’au 17 août. Acte 2 : de Géricault à Picasso, du 8 septembre au 31 décembre.

Les commentaires sont fermés.