© Arnaud Meyer/Leextra/Éditions Fayard
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« La modernité des frères Goncourt est indéniable »

Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief ont obtenu le prix Chateaubriand pour leur biographie des frères Goncourt qui souligne l’actualité d’une œuvre, selon eux, méconnue.

HDS : De leur vivant les deux frères avaient-ils l’obsession de perpétuer leur nom ?
Jean-Louis Cabanès : Il y avait chez ces deux orphelins issus d’une famille aristocratique récente le souci d’apposer leur signature. Ils l’avaient d’ailleurs fait sur tous les objets qu’ils possédaient. Sur le plan du style, ils sont les inventeurs de « l’écriture artiste ». Enfin l’académie fondée par Edmond est le meilleur moyen de perpétuer leur nom, si tant est que le prix Goncourt consacre réellement leur gloire littéraire..

HDS : Le Journal a occulté l’œuvre à quatre mains de ces « polygraphes »…
Pierre Dufief : Le Journal fonde une forme littéraire nouvelle qui fera beaucoup d’émules :  Jules Renard, André Gide, Henri de Régnier, Léautaud… C’est aussi un document précieux archivant un demi-siècle de vie littéraire. À une époque où le phonographe n’existait pas encore, les conversations des écrivains, des artistes, des sculpteurs nous sont transmises. On y entend Flaubert tonnant ! Enfin, leur  rosserie, à laquelle on a trop souvent réduit les Goncourt, qui ont le sens du portrait incisif et parfois perfide, est certainement pour beaucoup dans le succès de ce monument.

HDS : Dans le domaine du roman, peut-on dire qu’ils sont les pères du naturalisme ?
Pierre Dufief : Dans leur topographie romanesque, le goût des paysages de banlieue, le souci du document, de l’enquête sur le terrain, la représentation d’un peuple mais un peuple non idéalisé à la manière de Victor Hugo dans Les Misérables, l’importance de la vie du corps, de la sexualité, tout cela est en effet caractéristique de cette école naturaliste qui sera incarné par Zola tout particulièrement. 

HDS : Ils sont en fait au carrefour de plusieurs écoles…
Pierre Dufief : Leur œuvre, comme leur salon littéraire, est une sorte de creuset où tendances anciennes et nouvelles se côtoient. Zola les considère comme des maîtres, qu’il va dépasser ensuite. En ce qui concerne la littérature fin de siècle ou décadente, Edmond sera salué comme un précurseur. Dès les années 1860, le gout du factice, du morcellement, de la décomposition, était déjà présent chez les Goncourt. 

HDS : Comme Flaubert, ont-ils tenté de trouver l’équivalent d’un lyrisme en prose ?
Jean-Louis Cabanès : Jules et Edmond envisagent d’écrire des « poèmes en prose des sensations ».  Après la mort de Jules, en 1870, Edmond tentera de renouveler l’écriture du roman par ce qu’il appelle « l’écriture artiste » qui trouvera son prolongement dans la littérature symboliste. Huysmans dans À rebours s’en est inspiré mais le grand écrivain le plus influencé dans son style, il me semble, c’est Proust, qui les a pourtant moqués. Proust et les Goncourt ont en commun d’être des précieux mais toutes les préciosités ne sont pas ridicules !

HDS : Ils ont une sensibilité proche de celle d’un Baudelaire qu’ils ont pourtant méconnu…
Jean-Louis Cabanès : Ils sont des personnages paradoxaux comme l’est Baudelaire d’une certaine manière. La description de la chaussée Clignancourt dans Germinie Lacerteux est quelque chose de tout à fait neuf. On extrait des fleurs du mal comme on extrait des fleurs du laid. C’est une manière d’affirmer une modernité.

HDS : Cette modernité indéniable ne côtoie-t-elle pas chez eux un profond conservatisme ?
Pierre Dufief : Ils se sont passionnés pour le monde moderne mais ils étaient hostiles au progrès, à la République, par tradition familiale, par réaction contre leur époque. Cette hostilité, tout comme leur conception du style, à l’opposé de l’écriture claire, défendue par Maupassant, le degré zéro de l’écriture aurait dit Barthes, ne pouvait pas en faire des auteurs phares de l’école républicaine. Elle leur a attiré les foudres de leur époque mais aussi de la nôtre, me semble-t-il. On a du mal à les percevoir tels qu’ils sont car ils sont bien plus complexes qu’on ne le dit. n

Propos recueillis par Pauline Vinatier


Les Frères Goncourt, hommes de lettres, éditions Fayard, 800 pages.
Le prix Chateaubriand créé par le Département est remis chaque année à un ouvrage d’histoire ou d’histoire littéraire. Il sera remis à l’institut de France, à Paris, le 18 mai.

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