« Il faut promouvoir la relation sensible à l’objet auprès des nouvelles générations »

CD92/Julia Brechler

Historien de l’art de formation, Alain Lardet accompagne le Département dans la mise en place du Jardin des métiers d’art et du design (JAD). Entretien à propos des dimensions culturelles, sociales et économiques du design et des savoir-faire.

Qu’appelle-t-on le design ?

AL Le design est avant tout l’acte de conception d’un objet ou d’un service qui remplit une fonction, répond à des usages, considère un système de production ainsi qu’un mode de distribution. Il est un moteur à la fois de la culture et de l’économie de nos sociétés. Au duo designer-artisan, s’ajoute un troisième acteur : le commanditaire ! L’artisan comme le designer répond à un « cahier des charges ». L’art rentre ainsi dans la vie économique par la production, donc par une voie différente de celle du marché de l’art.

Comment caractériser le rôle du Jardin des métiers d’art et du design (JAD)  ?

AL C’est la première fois à ma connaissance qu’un établissement va faire cohabiter dans un même lieu des designers et des artisans d’art, et grâce à une programmation culturelle simultanée, prendre soin de ces relations, organiser des « mariages professionnels ». Le JAD m’apparaît comme une promesse : celle d’engager ensemble des designers et des artisans sur la voie de l’innovation afin de faire évoluer les métiers de chacun. Il y aura un aspect académie et un aspect laboratoire dans le JAD et aussi une ouverture vers les publics. J’y ai vu la réalisation d’un rêve. J’ai beaucoup milité dans ma carrière pour que les artisans se frottent à d’autres champs de la création, pour que se crée entre artistes, artisans et designers un dialogue fécond. La Manufacture de Sèvres a toujours fait ça. J’ai découvert dans leurs réserves et leurs archives des inventions, des mutations et des disparitions de savoir-faire et de métiers : moi qui croyais tout savoir sur Sèvres, je ne savais rien ! Le public le découvre maintenant, et je crois que cela participe beaucoup à une revalorisation des métiers de la main. Je connais beaucoup d’artisans et je vois combien ces métiers magnifiques sont épanouissants, combien ils ne doivent pas être renfermés sur eux-mêmes. L’artisanat et le design sont des éléments d’échanges culturels absolument incroyables.

Où se situe le curseur entre la tradition et l’innovation ?

AL Même si l’on doit rester fidèle à une tradition – et c’est le propos de la transmission – un métier qui se fige dans la seule reproduction, ici ou ailleurs, finit par mourir. Les usages changent, il faut s’adapter. Par exemple, des matériaux qui entraient dans les procédés artisanaux sont désormais interdits par les nouvelles normes internationales, d’autres se raréfient. Les designers avec les artisans réinventent en permanence avec de nouveaux matériaux, parfois associés à des matériaux traditionnels. La réutilisation des déchets, l’utilisation de matériaux qu’il faut transformer sur le territoire même dont ils sont issus sont des éléments de plus en plus à prendre en compte. Les designers et nombre d’artisans sont désormais empreints de cette conscience écologique. Ce sont le plus souvent les questionnements des savoir-faire par les designers qui en ont assuré la pérennité en les inscrivant dans le monde contemporain. C’est cela qu’il faut souligner dans ce projet inédit qui s’adresse également aux acteurs économiques en leur rappelant que l’artisanat s’avère être aussi un laboratoire de l’industrie où il peut infuser.

L’artisanat et le design sont des pourvoyeurs de sens et d’émotion. Ils apparaissent aussi désormais comme des pourvoyeurs d’emplois.

Le Jardin des métiers d’art et du design ferait donc mentir la formule selon laquelle l’art qui sert à quelque chose n’est pas de l’art…

AL Effectivement, l’artisanat, né pour servir l’usage, répond aussi à un besoin d’exprimer par le travail de la main les joies et les peines qui deviennent des instruments de créativité. L’artisanat et le design sont des pourvoyeurs de sens et d’émotion. L’objet artisanal est une expression de l’âme. Chaque pièce est unique, c’est ce qui fait la différence entre un objet de designer issu du dialogue avec un artisan et un autre objet, du même designer, conçu pour l’industrie : son essence est différente. L’artisanat est simplement situé entre l’industrie et l’art. Modeste ou précieux, artisanal ou industriel, un objet bien dessiné – c’est pour cela qu’on peut dire qu’il y a de grands designers comme il y a de grands peintres – est un objet qui provoque une émotion.

L’image de l’artisanat d’art est-elle en train de changer ?

AL Les métiers qui font appel à « l’intelligence de la main » apparaissent désormais comme pourvoyeurs d’emplois, notamment dans les industries du luxe, or tout ce qui crée de l’emploi est vertueux, surtout quand il est porteur d’épanouissement personnel. Je suis très engagé dans la préparation de jeunes issus de milieux défavorisés aux concours d’entrée dans les écoles d’art. Une chose me frappe beaucoup chez eux, quand je leur parle des métiers d’art que j’aime tant, c’est au départ une certaine réticence : parce qu’ils les assimilent à des métiers manuels, ce qui est vrai, et que les métiers manuels sont hélas encore considérés dans certains milieux comme une orientation punitive pour qui ne travaille pas bien à l’école ! C’est désolant que certains passent ainsi à côté d’une vocation.

Les aspirations de nos sociétés seraient-elles en train de changer également ?

AL Il est clair qu’après quelques décennies de consommation effrénée réapparaît dans nos sociétés un besoin d’authenticité et d’excellence. On a envie à nouveau d’objets que l’on peut garder et transmettre et avec lesquels s’établissent au quotidien des rapports émotionnels. Le design consiste à mettre en forme de manière harmonieuse un objet utilitaire et l’éventuelle facture artisanale lui procure une unicité. Quand on vit avec cet objet on s’y attache et cela vient donner une autre vibration au quotidien. Par mon expérience, je sais que les jeunes, issus de quelque milieu que ce soit, sont immédiatement attirés par le design dès qu’on leur montre ce que ce terme recouvre. Cette relation sensible à l’objet doit faire partie intégrante de la culture à promouvoir auprès des nouvelles générations. Le Jardin des métiers d’art et du design, du fait de l’animation par une équipe de professionnels aguerris, de la programmation prévue et de l’ouverture à de larges publics, présentera ces métiers sous un jour tellement novateur et attrayant qu’il devrait, je l’espère, déclencher des vocations !

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