Le cœur historique dévoile un château, héritage des Trévise qui restaurèrent le site après la Révolution, entouré de parterres à la française. Photo : CD92/Olivier Ravoire
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LE DOMAINE DÉPARTEMENTAL DE SCEAUX, UN MONUMENT VIVANT

Dans cette ancienne propriété aristocratique, le langage paysager du XVIIe siècle, resté vivace, se marie à des pratiques d’entretien écologiques. Un havre de paix de 180 hectares aux portes de la ville, qui fête cette année les cent ans de son entrée dans le giron départemental.

Aussi enraciné soit-il dans le paysage, la Révolution, puis la ville et ses poussées de sève, faillirent, à plusieurs reprises, avoir raison de ce joyau. À l’aube du vingtième siècle, certains se démenèrent pour le préserver et le transmirent aux générations suivantes, si bien qu’à l’échelle de nos vies, il a toujours existé. Dès le lever du jour, le Domaine départemental de Sceaux dispense avec générosité ses bienfaits, ne fermant ses dix-huit grilles que par avis de tempête. « Il y a quelque chose de majestueux dans ce parc. Évidemment, il n’est pas aussi étendu ni aussi connu à l’international que Versailles, mais il porte la même charge symbolique », souligne Véronique Verreckt, responsable des parcs du Sud du Département. Acquéreur du domaine de Sceaux en 1670, Colbert, contrôleur général des finances de Louis XIV, fit appel, entre autres grands noms, à André Le Nôtre pour aménager le parc. Le dessin clair et régulier du maître jardinier, rythmé par trois grandes perspectives, est parvenu intact jusqu’à nous : il suffit de « superposer l’ensemble des plans dans l’histoire, du XVIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle » pour le constater. Le premier axe, orienté nord-sud, passe devant le château, emprunte l’allée de la Duchesse et dévale la pente jusqu’à l’Octogone. Le deuxième, perpendiculaire, débute de l’allée d’honneur, puis se déroule largement plaine des Quatre Statues. Parallèle au premier, le dernier tracé court le long du Grand Canal sur un kilomètre. Le Grand Siècle, tout en structurant l’espace, a laissé sur son passage quelques îlots bâtis – l’Orangerie d’Hardouin-Mansart, le pavillon de l’Aurore, avec sa coupole peinte par Le Brun, le Petit château – ainsi qu’une série de vestiges épars – douves et pavillons de la cour d’honneur, bassins, peuple de statues au langage allégorique. Doté d’éléments classés et inscrits aux Monuments historiques, protégé dans son intégralité au titre du Code de l’environnement, le site cumule de nombreux labels comme celui de jardin remarquable. Son étendue et la variété de ses paysages ouvrent des possibilités infinies au visiteur : faire le tour du Grand Canal sous les peupliers, pique-niquer ou rêver sur une pelouse, s’isoler dans des jardins intimistes, emprunter des allées en sous-bois, contempler les volutes de buis au pied du château, jouer au ballon, écouter les oiseaux et se laisser bercer par le fracas des jets d’eau… Discrète sur le coteau de Châtenay-Malabry, affichant ses grues vers la Croix de Berny, la ville est bien là mais reste tenue à distance, comme un souvenir.

©Nicolas Fagot Studio 9
Avec leurs volutes de buis et leurs cônes d’ifs, les parterres de broderies réintroduits en 2013 au pied du château sont l’un des emblèmes du site.©CD92/Willy Labre

Du peigné au sauvage

Cette harmonie demande des soins constants, qui redoublent chaque année au printemps. « Les mois de mars, avril et mai sont les plus chronophages, explique Jérôme Houvet, responsable technique du parc,  ensuite les températures augmentent et la végétation se régule d’elle-même. » Une vingtaine de jardiniers peuvent se côtoyer sur le site, quadrillé par quatre-vingt-douze unités de gestion, elles-mêmes traitées selon quatre codes d’entretien distincts, ce qui donne ces ambiances contrastées allant du « peigné » au « sauvage » : les grandes perspectives et leurs abords sont travaillées de façon moins minutieuse que les alentours du château mais plus intensive que les grandes plaines et les boisements. Nées après la tempête de 1999, les zones naturelles protégées (ZNP) sont, elles, livrées à la faune et à la flore spontanée. « Dans le reste du parc, on essaie de saisir la moindre opportunité pour insérer des microhabitats », précise Anne Marchand, responsable de l’unité du patrimoine naturel au Département. Cela va du nichoir dans un arbre à l’ourlet « dans une zone engazonnée proche d’un boisement », en passant par les radeaux flottants végétalisés sur les bassins. Si la première étape en 2007 a été l’abandon des produits phytosanitaires et de l’arrosage systématique, le naturel innerve désormais l’ensemble des pratiques d’entretien. Pour le fleurissement par exemple, les plantes vivaces sont préférées aux annuelles y compris dans des secteurs horticoles comme la terrasse des Pintades ou le jardin du Petit château. Dans les prairies, l’espacement des fauches ou le recours à des « tondeuses naturelles » limitent les émissions de CO2 et instaurent une ambiance champêtre. Le public est invité à utiliser des bacs de tri, les chevaux de trait Alpilles et Quatuor évacuant tout ce qui ne peut être réutilisé sur place. « Les arbres abattus pour des raisons de sécurité ne sont plus mis en décharge mais peuvent être réutilisés de nombreuses manières, explique Jérôme Houvet : « faire du mulch (couvre-sol en copeaux de bois, Ndlr), créer des abris pour les insectes ou la petite faune, servir de mobilier rustique dans les parcs canins. » Tout ce qui entre et qui sort du parc est soumis à une traçabilité rigoureuse. Une gestion récompensée dès 2012 par le label EVE – espace vert écologique – délivré par l’organisme indépendant Ecocert qui passe les pratiques au crible d’une centaine de critères : paysage, biodiversité, économies d’eau et d’énergie, entretien du sol, qualité de l’air, niveau de bruit mais aussi accueil du public. Ce label exigeant « nous met au défi », insiste Jérôme Houvet, en incitant à ne pas se « disperser dans l’entretien du site ».

À couvert, à peine visible depuis la plaine de l’Orangerie, l’unique mais vaste aire de jeux propose des agrès en bois s’inspirant de l’histoire mouvementée du domaine. Le parcours sportif en sous-bois et les parcs canins cernés de haies s’intègrent avec la même discrétion sur ce site qui voit défiler jusqu’à 30 000 visiteurs les jours de beau temps. Seize agents d’accueil et de surveillance veillent à la coexistence de ces usagers, entre eux et avec le patrimoine environnant. « Cette fréquentation intense peut avoir un impact sur la faune, la flore, les statues. Notre rôle est de faire appliquer le règlement et de sensibiliser le public », explique Brahim Chami, responsable de cette équipe. Certains ignorent ainsi en toute bonne foi qu’ils piquent-niquent « sous un nichoir » et que leur bruit « peut gêner des oiseaux ». D’autres, « en quête de solitude », vont « transgresser des ZNP ». Entre avril et septembre, la vie du site est aussi faite d’une multiplicité d’événements réunissant de quelques dizaines de personnes à plusieurs milliers, à anticiper et gérer. « Pour Hanami (la fête japonaise des cerisiers en avril, Ndlr) il peut y avoir jusqu’à soixante-dix appels par jour ! », souligne Brahim Chami. Certaines requêtes comme « un carrosse ou un dromadaire pour immortaliser un mariage devant le château » s’avèrent des plus insolites.

L’Orangerie d’Hardouin-Mansart héberge une galerie de sculptures et sert d’écrin à un festival de musique de chambre en septembre.©CD92/Willy Labre
Œuvre Art déco de Léon Azéma, les grandes cascades, égayées de jets d’eau, couvrent la pente de jeux de perspectives que n’aurait pas renié Le Nôtre.©CD92/Julia Brechler

Péché originel

Cette destination grand public n’a pas pour autant remisé sa longue histoire privée. À l’intérieur du château de style néo-Louis XIII, le visiteur part à la rencontre des Colbert, des Maine, des Penthièvre ou des Trévise, au fil de salles meublées et décorées dans le goût de chaque époque. Le parcours a été recentré sur l’histoire du site et de ses propriétaires il y a maintenant trois ans. À son ouverture en 1937, le musée était consacré à l’Île-de-France. « Avec cette vocation régionaliste, on avait dissocié l’identité du parc et celle des bâtiments », explique Dominique Brème, le directeur du musée départemental, qui parle de « péché originel ». « C’est une étape dans la réunification symbolique du site ». Dans la foulée en 2020, le musée lançait Les Grandes Heures de Sceaux, qui mêlent animations pointues et grand public le temps d’un week-end, un par saison, autour d’un thème puisé dans la chronique locale. Les propriétaires de Sceaux furent « tellement fantasques, tellement liés aux arts et à la culture » que l’inspiration ne manque pas : après le chocolat en octobre – boisson très en cour au XVIIe – et la cuisine sous Louis XV en mars, en juin, le musée s’intéresse à l’avènement, en 1700, de Philippe, duc d’Anjou, au trône d’Espagne et à la mode espagnole qui s’ensuivit. Le prétexte en est la séparation entre le prince et son illustre aïeul devant l’Orangerie de Sceaux – « la première et la seule fois qu’on ait vu Louis XIV pleurer ». L’exploration ne serait pas complète sans un passage par le Petit château et les Anciennes Écuries. L’un donne un avant-goût des collections du musée du Grand Siècle de Saint-Cloud ; les autres abritent l’exposition anniversaire « 1923-2023. Le Domaine de Sceaux. Aux origines d’une renaissance ». Un « dossier d’instruction des festivités du centenaire », richement documenté, qui débute avec les derniers Trévise. Ceux-là même qui cédèrent le domaine au Département de la Seine, au nez et à la barbe des promoteurs. Autant que la sauvegarde d’un patrimoine, l’acte fondateur de 1923 visait à « mener une opération d’urbanisme à l’échelle de la région parisienne » et à « préserver un poumon vert » pour les citadins. Une partie du domaine dut être loti pour financer les campagnes successives de travaux, sous l’égide de l’architecte Léon Azéma. « Quand il a pris le projet en main, beaucoup de choses avaient disparu, souligne Dominique Brème. De façon assez subtile, il a cloisonné les espaces pour que l’on comprenne comment ils étaient à l’origine mais sans les reconstituer. » Une fois les grandes pièces d’eau  remises en état, Azéma rénova les cascades dans le style géométrique et Art déco qu’on leur connaît. La grande plaine à l’Ouest du site fut remodelée selon son dessin en triangle. La base en est constituée par le Grand Canal et les côtés par deux longues allées, tracé d’une rigueur toute classique. Le pavillon de Hanovre, terminaison ouest du parc, visible depuis l’Octogone, provient du boulevard des Italiens et a été remonté à Sceaux en 1931. Actuellement peu mis en valeur, il s’apprête à entamer sa mutation. Le projet prévoit la création d’une façade contemporaine en verre côté ville, laissant entrevoir l’intérieur de la façade historique restaurée, par un jeu de dehors/dedans. Sur le parvis attenant, les parterres cerclés de voliges métalliques répondront à la résille de métal encadrant cette paroi translucide. Le bâtiment ainsi réhabilité et ouvert sur la ville accueillera un restaurant.

Le sud du parc regorge d’itinéraires en sous-bois où la ville semble à mille lieux.©CD92/Willy Labre
Des « tondeuses naturelles » ont fait leur apparition jusque dans les perspectives historiques.©CD92/Julia Brechler
La somptueuse floraison des cerisiers du bosquet nord attire à chaque printemps de nombreux admirateurs.©CD92/Julia Brechler

Caractère des lieux

L’embellissement continu du cœur historique et de ses jardins témoigne également de la volonté du Département, héritier du Département de la Seine depuis plus de cinquante ans, de préserver le caractère de ces lieux sans les figer. Le Petit château retrouva ainsi ses bassins, ses parterres et fontaines de jadis et gagna des sculptures contemporaines. Puis le clos situé au sud de l’Orangerie invita la Méditerranée, ses lavandes et ses euphorbes, à marcher sur ses platebandes. Bientôt viendra le tour des bosquets de Pomone et des Taureaux ou des jardins de Forestier. Quant aux parterres de broderies réintroduits en 2013, ils sont devenus un symbole du jardin à la française aux yeux du public – appréciés, hélas, tout autant, par la pyrale du buis que repoussent des prédateurs naturels en l’attente de variétés résistantes. Le dessin retenu n’est pas d’origine mais s’inspire de celui « du début du XVIIIe siècle » : « L’idée était avant tout de redonner une lisibilité historique. Cela nous a permis de conserver les grands ifs en topiaire auquel le public était attaché », rappelle Véronique Verreckt. À cheval sur les trois grandes perspectives, le circuit des Grandes Eaux, entretenu par des fontainiers experts, fait régulièrement sa cure de jouvence. La plus récente, en 2021, a conduit à la réfection de trois kilomètres de perrés, de l’Octogone et des cascades ainsi que de leurs abords paysagers et a permis d’introduire des nouveautés renouant avec des aménagements anciens – comme la passerelle sur le canal de Seignelay et l’embarcadère au Sud du Grand Canal. Quant à la création de passages souterrains pour les crapauds, qui n’altèrent en rien la qualité du paysage, elle montre que même « dans les parties historiques, on peut faire une place à l’écologie »…

Outre les batraciens, les inventaires écologiques ont permis de repérer une palanquée d’insectes – libellules et demoiselles, abeilles, guêpes et fourmis, papillons, criquets, scarabées et autres bêtes à corne – des oiseaux nicheurs et migrateurs par dizaines, des taupes, fouines, belettes, rongeurs, hérissons, d’innombrables écureuils… Une faune commune mais variée qui fait du parc une petite « réserve naturelle » en ville. Les renards, avec une quinzaine de gîtes, occupent le sommet de cette hiérarchie des petits mammifères. « Certains s’en vont, d’autres arrivent, les populations se mélangent, il y a un vrai renouvellement génétique, constate Anne Marchand. Les milieux se sont enrichis depuis dix ans avec la gestion écologique mais on observe les mêmes tendances à la baisse que sur certains indicateurs nationaux, notamment les oiseaux. » Le patrimoine de platanes, de chênes, de hêtres, d’érables et de marronniers souffre, lui, du réchauffement climatique. Des essences venues du « Poitou-Charentes » ou de la « région Rhône-Alpes » jouent les remplaçantes pendant que pépiniéristes et chercheurs « tentent d’adapter des spécimens des franges himalayennes ». Victime de cette dégradation globale, le parc la contient aussi à son échelle, grâce à ses « services écosystémiques ». « Ce sont les services rendus par la nature pour le bien-être de l’homme comme le fait d’être dans un environnement calme, environné de vieux et grands arbres » mais aussi « la reproduction du cycle vital des espèces, la fabrication de l’oxygène, ou le rafraîchissement de l’atmosphère ». Seuls les grands espaces de nature, tel ce géant de 180 hectares, sont à même de répondre à ce défi que Le Nôtre, qui façonna un vallon environné de champs, ou même Azéma, père du parc urbain moderne, étaient loin d’anticiper. 

Pauline Vinatier

Des festivités jusqu’à la fin de l’année

Jusqu’au 9 juillet aux Anciennes Écuries, l’exposition « 1923. Aux origines d’une renaissance », revient à l’aide de documents d’archives sur une période charnière de la vie du domaine. Jusqu’au 15 décembre « Sur les pas d’Atget » (du nom du photographe Ndlr.) invite à découvrir l’aspect du parc à l’aube de sa remise en état au fil d’une quinzaine de photos prises en 1925. Des festivités complétées par un Escape game numérique, et une installation monumentale éphémère sur le Grand Canal du 3 juin à mi-septembre.

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