Le Jardin Albert-Kahn est célébré pour la richesse de ses paysages japonais. CD92/Jean-Luc Dolmaire
Posté dans À la une

LE JARDIN D’ALBERT KAHN, UNE UTOPIE VÉGÉTALE

Ce monument vivant est au cœur de l’œuvre du banquier et philanthrope boulonnais. Un lieu à part à découvrir dans le prolongement de la collection d’autochromes du musée départemental, les Archives de la Planète.

Leur création est le fruit d’une époque révolue, où les idées visionnaires, nourries par le progrès, semblaient sans limites. Albert Kahn, discret banquier et philanthrope, emporta cependant au tombeau les desseins à l’origine de ses jardins… « Nous ne connaissons ses intentions que par des discours rapportés, explique Nathalie Doury, directrice du musée départemental Albert-Kahn. Émane des plus étayés la vision spirituelle, quasi mystique, qu’entretenait avec eux Albert Kahn. » Cette épopée prend racine, vers 1890, à Boulogne-sur-Seine, le nom de jeune fille d’une cité ouvrière alors prisée des fortunés. En pleine ascension, l’homme d’affaires jette son dévolu sur le quai du 4-Septembre, une promenade tracée de la main impériale de Napoléon III. Sa passion pour l’art du jardin s’exprime dès l’acquisition de son hôtel particulier, toujours visible aujourd’hui.

Au prix d’une patiente quête de foncier, étalée de 1895 à 1920, cet amoureux du vivant et de la diversité fera tricoter son parc de sept scènes paysagères, aux évocations personnelles mais conformes aux goûts de son époque. Après tout, Edmond de Rothschild ne possédait-il pas, lui aussi, son carré de verdure nippon, dans sa propriété voisine, rue des Abondances ? Sans descendance, Albert Kahn léguera au public, plus qu’une splendeur botanique, un outil de diplomatie avant-gardiste, une cosmogonie végétale, au service de la paix mondiale. « Les jardins, dans l’esprit d’Albert Kahn, sont le terrain privilégié du projet d’influence qu’il développe à destination des élites de son temps, explique Mme Doury. Il y rassemble, pour les séduire, des happy fews autour d’une forme de rituel, qui va prendre la forme d’une invitation un dimanche à visiter les jardins, à assister à une conférence ou une projection d’autochromes et parfois même à partager un repas, plus rarement des concerts… » Ses quatre hectares de terres, symbole « d’une coexistence pacifique entre les peuples de la planète », font aujourd’hui corps avec le nouveau musée, œuvre de l’architecte Kengo Kuma, leur unique entrée. Une ouverture, jaillissant sur le dehors, offre au visiteur de revivre la traversée d’Est en Ouest, de l’Orient à l’Occident, que le maître réservait à ses invités de marque : le poète indien Rabindranàth Tagore, l’ambassadeur du Japon Kenkichi Yoshizawa, etc.

Un rai de lumière traverse la Forêt vosgienne, une scène propice aux balades champêtres.© CD92/Willy Labre
Le patrimoine bâti se fond dans une nature luxuriante, déployant une riche palette chromatique.© CD92/Willy Labre

Une nature miniature

C’est ainsi qu’une volée de marches, en pierres gigantesques, jette le promeneur dans leurs pas, en extrême limite du Jardin anglais. Un mail bucolique, au départ d’un cottage d’agrément, fait longer un green piqueté au printemps de plantes à bulbes, jonquilles, narcisses, crocus… À l’ombre d’un cordon de platanes, la progression se poursuit jusqu’à un puits serti d’exotiques palmiers de Chine. Il faut s’imaginer à cet emplacement précis une ancienne laiterie. Disparue, la chaumière confinait au pittoresque, aux côtés d’une volière où nichaient colombes et pigeons. Les manuels horticoles nous enseignent de nommer « fabriques » ces facéties, nombreuses chez Kahn. Toujours sur le sentier, le flâneur pénètre au Village japonais par le franchissement d’une porte en pagode. Immédiatement, une nature en miniature se dévoile à sa vue, délicate, truffée de charme. Faux cyprès, épicéas, érables japonais, azalées prolongeant la forme des rochers… Se déploie dans cette scène en dentelle une mosaïque de vert et de fuchsia, émanant de variétés pour l’essentiel asiatiques. L’ensemble, voluptueux, restitue fidèlement l’atmosphère idyllique du Japon, pays fétiche du banquier, qui y fera trois excursions. « J’aime tout particulièrement ce pays, dit un jour l’homme d’affaires dans des propos rapportés. C’est pour cela que j’ai voulu transposer ici, au pied de ma demeure, un coin de la terre japonaise. » La fortune aidant, ses liens avec la famille impériale lui autorisent l’importation de maisons traditionnelles depuis l’archipel : des bains, deux habitations en pagode et un pavillon de thé, depuis remplacé. En 2014, le Département, propriétaire soucieux de leur transmission, a commandé la restauration de deux pavillons au maître menuisier Yoshikazu Shibukawa, « sous l’égide de Jean-Sébastien Cluzel, spécialiste de l’architecture japonaise », précise Pierre-Emmanuel Schmitt, le chef jardinier. Cadeau de l’école Urasenke de Kyôto, la maison de thé agit comme le centre de gravité du village, depuis son remodelage par le paysagiste Kozo Iwatani (1965-1966). Une succession de pas japonais invitent à s’en approcher. Excepté lors des cérémonies du thé, elle s’admire de l’extérieur, à la belle saison, d’un œil pudique, jeté à travers ses shôji de bois et de papier. On pense alors à Junichirô Tanizaki, qui « trahira le secret » des jeux indicibles de lumière, qui baignent ces îlots japonais (Éloge de l’ombre) : « L’Occidental est frappé par ce dépouillement et croit n’avoir affaire qu’à des murs gris, dépouillés de tout ornement, interprétation qui prouve qu’il n’a point percé l’énigme de l’ombre… » 

Dans la plus pure tradition, la cérémonie du thé se perpétue dans ces authentiques îlots japonais.© CD92/Willy Labre
Point de départ de l’« axe de la vie », une pyramide de galets blancs irrigue de part en part le Jardin japonais contemporain.© CD92/Willy Labre

« Nuages » de buis

L’eau, par sa présence ou son absence, structure la partie basse du village, concentré de reliefs nippons, avec ses vallons, ses plaines, ses ravins… « Le puits, à l’entrée, plonge dans une veine de la Seine, révèle le chef jardinier. L’eau s’écoule du Jardin japonais jusqu’à la Serpentine de l’anglais, d’où elle remonte, souterraine, jusqu’à sa source en circuit fermé. » Passé un if majestueux, aux racines enchâssées dans une « butte en rocaille », un pont saute la rivière sèche de galets, planté à son bord d’un arbre nain aux ramures défoliées. « La taille des hinoki , dite  » en nuage « , intervient à la fin du printemps ou au début de l’été, précise ce lointain successeur de Louis Picart, qui façonna ces lieux à la demande d’Albert Kahn. Il s’agit de contenir le développement lent de ces végétaux, au risque de ne plus rien reconnaître d’ici quelques années. » Le village japonais doit sa notoriété à cette quête inlassable d’authenticité, poussée jusque dans la confection de ganivelles traditionnelles – les nanako gaki – qui font la fierté de Pierre-Emmanuel Schmitt  : « Ces barrières, en bambou du jardin, sont nouées selon des techniques ancestrales avec de la corde de chanvre, teintée à l’encre de Chine. » Ce souci du détail culmine à un point tel que ce trésor, entretenu par des Français, est aujourd’hui envié pour son état de conservation « par les plus grands maîtres japonais ». Face à un magnolia, une des lanternes impériales rappelle en abyme la grande pagode qu’un incendie ravagea en 1953.

Yin et Yang

De là, le clapotis de l’eau se fait plus présent. Par une fontaine de galets, on pénètre dans l’interprétation contemporaine du Jardin japonais. Imaginé en 1988 par le paysagiste Fumiaki Takano, ce jardin palimpseste est venu se substituer aux torii du sanctuaire kahnien et à un jardin dit alpin ou chinois ; le pont rouge laqué, un portique, un cèdre de l’Himalaya et un hêtre pleureur étant les dernières traces de son passé. Traversée d’une rivière et d’éléments rocheux, cette scène allégorique symbolise l’amitié franco-japonaise et les convulsions de la vie d’Albert Kahn, passées au révélateur de trois axes structurants : le Yin, le Yang et le féminin/masculin. Poétique, leur tracé prend une tournure plus tangible du point haut de cette scène, le mont Fuji, ourlé de ses rizières d’azalées en fleurs. Avec son charme compassé, le paysage du jardin témoigne du « lent mouvement de patrimonialisation qui se met en œuvre dans la décennie 1980, et dont la restauration de ces jardins fut l’aboutissement », comme l’explique la directrice. Emporté par la crise de 1929, Albert Kahn vit à son crépuscule son empire démantelé. Sauvé de l’appétit des promoteurs par le Département de la Seine, son bien fut géré en square public dès 1937. S’y ébattaient des enfants devenus grands, dont les souvenirs ont été compilés dans un touchant recueil édité par le musée (Album-souvenir d’un jardin particulier). « On compte aussi du vestige mobilier : une guérite façon parc parisien, quelques bancs, une aire de jeux aujourd’hui disparue… », recense Nathalie Doury. Mais l’eau a coulé sous le pont sacré de Nikkō. Leur éclat retrouvé, les jardins, intégrés aux collections du musée labellisé « Musée de France », émargent depuis à l’inventaire des monuments historiques. 

Les pins de Norfolk et leurs branches tombantes dans la serre tempérée du Jardin français.© CD92/Willy Labre
À la croisée des chemins, le Verger-Roseraie incite à la pause, à l’ombre de ses arceaux fleuris de roses.© CD92/Willy Labre

Plus de 2 000 autochromes

Au Nord, une travée, percée dans un mur de bambou, communique avec le Jardin français et ménage son effet de surprise. « Albert Kahn était un metteur en scène, dit Pierre-Emmanuel Schmitt. Il savait susciter l’émerveillement de ses visiteurs, par ces franges entre les scènes, des transitions plus que des écrans. » La serre joue ici les têtes de composition face à un carré engazonné, que relaient quatre parterres de primevères à la disposition militaire. Luxuriant à la grande époque, on y pratiquait l’horticulture à l’abri du gel. Les ailes de ce palmarium, redessinées par Kengo Kuma, abritent deux des cinq espaces de médiation des jardins, avec la Grange vosgienne ou la Salle des plaques. Des postes d’observation, en terrasse, sont accessibles au public. Le Verger-Roseraie, également signé des paysagistes Duchêne père et fils, foisonne à la juste saison de roses et de petits fruits mûrs, dans des entrelacs d’arbustes tirant du sauvage au plus calibré. En 1990, il fut rétabli, à l’image d’autres scènes, à partir de la collection d’autochromes des jardins, nourrie de 2 500 clichés. « Animé par une intuition de la disparition du monde traditionnel, Albert Kahn l’a fait photographier par ses opérateurs, rappelle Nathalie Doury. Une démarche prémonitoire qui permet de faire le lien entre la collection d’images et la collection végétale qu’est ce jardin de Boulogne. » Ces images justement, issues du premier procédé couleur de l’histoire, s’avèrent précieuses pour établir le dernier état connu de la « première grande œuvre » de Kahn. 

Des arbres remarquables

Mais peut-on seulement « restaurer » la nature, un matériau vivant ? « Je me réfère aux autochromes pour percevoir l’essence des scènes paysagères, dit M. Schmitt. C’est une source indéniable, mais la vie du jardin transcende les images, elle nous guide dans nos possibilités d’action. » Comme à l’aube du XXe siècle, sous la coupe de Louis Picart, une douzaine d’agents veillent à l’entretien méticuleux du parc. Modernité oblige, les outils électriques complètent la gageure du travail manuel, sans troubler la sérénité du promeneur. Notables dans le Jardin anglais, avec ses hauteurs de tontes différenciées et ses fauches tardives, la fréquence et le type des interventions sont dictés « par les urgences du jardin ». Étant donné cette gestion douce, écologique, prohibant les pesticides, le label Eve lui a été décerné par l’organisme indépendant Ecocert, sur la base d’une centaine de critères. Au cœur de toutes les attentions, la santé des sujets les plus âgés, mémoire des lieux, tel le vénérable marronnier, le grand chêne de la Forêt vosgienne, le torreya, mais aussi le pin jaune et ses aiguilles toxiques, les buis séculaires de l’anglais, sans oublier le ginkgo biloba – unique spécimen au monde – le pin de Wollemi – surgi du fin fond des âges – le platane de la plaine de l’ehretia… La Forêt bleue, qui compte aussi de beaux épicéas du Colorado, s’articule autour d’étangs et de marais, plantés de rhododendrons, nénuphars et autres vivaces. « Cette diversité botanique et végétale amène des possibilités d’accueil de la faune, des papillons, des insectes : toute une chaîne alimentaire », se réjouit Pierre-Emmanuel Schmitt. Un inventaire a révélé une biodiversité enviable : chiroptères, crapauds, tritons palmés, mais aussi écureuils, chouettes hulottes et même un héron cendré, qui se gave de carpillons à l’occasion. Le long d’allées tirées au cordeau, le dénivelé grimpe dès la Forêt dorée, pour prend des allures de randonnée dans la sombre et fraîche vosgienne.

Décimés par la tempête de 1999, les épicéas qui hérissent son fameux ravin, au milieu d’un éboulis de granit gris, se dressent en clin d’œil à l’enfance alsacienne d’Albert Kahn, natif de Marmoutier. L’aménagement de cette scène, clou de la visite, fut des plus ouvrageux : les arbres comme ses roches ayant été importés des Vosges au gré d’un improbable périple… en train ! Parti à l’assaut du versant alsacien, l’ouïe du promeneur est immanquablement attirée par le pépiement d’écoliers, la présence de la ville se devinant ici plus qu’ailleurs. « Il est prévu de redensifier le sous-bois et les lisières, qui offrent trop de transparence, dit Pierre-Emmanuel Schmitt. Ce sera l’occasion de retrouver une diversité végétale de feuillus, de plantes à fruits, d’ifs, de charmes… », et le plaisir d’une intimité au jardin, avant de se rapprocher de la sortie et retrouver le tumulte de la vie… 

Nicolas Gomont

La culture aux jardins

Le musée départemental Albert-Kahn propose une programmation culturelle qui enrichit et prolonge l’expérience du jardin avec actuellement l’exposition Natures vivantes (lire notre article page 42). En relation avec le projet global du musée, sont organisées des visites guidées, thématiques, sensibles, olfactives et même dansées. À noter que les séances « Bébé au musée » débordent également sur les jardins. Du 1er juin au 22 septembre, le festival « Mondes en commun » investira les extérieurs du musée avec l’accrochage de onze photographies en forme de jeu de piste, autour de la thématique de l’inventaire. 

Informations et réservations sur albert-kahn.hauts-de-seine.fr 

Les commentaires sont fermés.