« Le moyen de transport devient une destination »

Directrice de l’Institut pour la ville en mouvement, Mireille Apel-Muller réfléchit aux défis posés par les nouvelles mobilités et à l’émergence de solutions innovantes dans ce domaine.

HDS En quoi la mobilité est-elle un droit ?

M. A-M C’est un droit générique, un « droit des droits » car il donne accès à d’autres droits fondamentaux. Aujourd’hui, nous sommes dans des sociétés fortement urbanisées avec des échelles plus grandes, où l’on fait des déplacements plus longs, où l’on va de plus en plus loin. Sans mobilité, l’accès au travail, à la santé, à l’éducation, au logement sont extrêmement entravés. Chez les ménages les plus modestes, les difficultés pour se déplacer sont responsables d’un quart du non-accès à des emplois. On peut dire que sans mobilité, l’exclusion sociale est accélérée.

HDS En termes de transports, sommes-nous arrivés à la fin du « tout-voiture » ?

M. A-M J’ai l’impression que les mutations sont beaucoup dans les esprits et encore très marginalement dans les faits. On sait désormais que l’usage du véhicule individuel pour tous nos déplacements est néfaste pour l’environnement, produit de la congestion et finit par être un obstacle au développement harmonieux des villes. Même les plus hostiles à des formes partagées de transport sont devenus plus ouverts à des pratiques diversifiées. Il était inimaginable il y a dix ans de faire une loi sur les mobilités qui incite les employeurs à financer les déplacements en vélo de leurs salariés ! Il n’en reste pas moins que l’extrême majorité des déplacements se fait encore avec la voiture individuelle.

HDS Avec les nouvelles tendances de mobilités, n’est-ce pas l’activité qui vient désormais à nous ?

M. A-M L’activité qui se déplace a toujours existé, comme par exemple les marchés ou même le colportage. Mais avec la massification de l’usage de l’automobile, chacun était devenu son propre logisticien en allant par exemple lui-même en voiture à l’hypermarché, à l’hôpital, au restaurant… Aujourd’hui, l’explosion du e-commerce et de la livraison à domicile contribue à transformer nos mobilités et nos attentes de services. Nous sommes de plus en plus demandeurs de services mobiles à domicile ou sur le lieu de travail. Cela va au-delà du food-truck puisqu’on trouve même des réparateurs de pare-brise qui vous proposent de venir sur votre lieu d’activité pour vous le changer. Les outils miniaturisés comme les imprimantes 3D ont accéléré le mouvement et permettent d’offrir des services mobiles de haute qualité.

HDS Quelle est l’influence de l’essor des télécommunications dans notre manière de nous déplacer ?

M. A-M Les télécommunications ont engagé une nouvelle révolution et ont changé les modes de vie, les usages, les manières de faire. Tout d’un coup, l’individu organise sa mobilité, communique sur les réseaux sociaux pour transmettre les informations, obligeant les acteurs traditionnels du transport à s’adapter et à offrir des services augmentés. Des applications se développent pour faire appel à d’autres types de services y compris concurrentiels des services classiques, comme par exemple Uber.

Les mutations sont beaucoup dans les esprits et encore très marginalement dans les faits.

HDS Où en est-on des recherches sur le véhicule autonome ?

M. A-M En France, des expérimentations se déploient sur le territoire pour tester des situations dans lesquelles pourraient se déployer ces véhicules. Garantir leur bonne intégration dans des environnements partagés par d’autres véhicules et usagers est un défi. On verra sans doute arriver des véhicules sur certaines voiries protégées assez rapidement mais votre véhicule particulier sans volant n’est pas encore pour demain. Aujourd’hui nous en sommes au stade de l’aide à la conduite : les véhicules se garent à notre place, calculent des itinéraires, nous donnent des infos… Dans ce domaine, les progrès sont considérables.

HDS Le véhicule de demain ne sera donc plus uniquement un moyen de nous déplacer ?

M. A-M On sait que toute innovation technologique provoque des usages inattendus. Si on n’a plus besoin de conduire, si notre véhicule est hyperconnecté, alors on peut y faire autre chose que d’aller d’un point A à un point B. On peut aujourd’hui travailler dans le train ou avoir le wifi gratuit dans certains transports. Dans certaines villes d’Amérique latine, les gens affrètent des moyens de transports collectifs privés et s’offrent un cours d’anglais collectif pendant un trajet d’une heure et demie. On utilise les moyens de déplacement pour faire autre chose que se déplacer : le moyen de transport devient même une destination à part entière. L’arrivée annoncée du véhicule autonome est une occasion pour penser de façon plus créative notre rapport au temps de déplacement.

HDS De même, conduire un véhicule demandera-t-il des compétences supplémentaires ?

M. A-M Dans le futur immédiat, on va avoir besoin de conducteurs de plus en plus performants qui vont devoir gérer « l’hypertechnologie » de leur véhicule. On peut imaginer que les missions du pilote seront plus diversifiées. Il y a un enjeu de formation, de réflexion sur les métiers de demain pour lesquels on aura peut-être plus besoin de conducteurs de bus mais de quelqu’un qui nous accueille, nous offre de nouveaux services, contrôle les interactions humaines, qui puisse être une sorte de médiateur urbain polyvalent.

 

HDS Ces nouvelles mobilités peuvent-elles contribuer à réduire les inégalités territoriales en amenant du service là où il n’y en avait pas ?

M. A-M Toute innovation technologique porte en elle un potentiel de développement mais fabrique paradoxalement de nouvelles exclusions. Pourquoi ne pas travailler sur les services augmentés pour lutter contre ces formes de discriminations spatiales et sociales en apportant des services, de la culture ou encore de la médecine dans des zones qui en sont dépourvues ? Cela concerne nos campagnes mais aussi des quartiers défavorisés de certaines villes. Il va de soi que dans certains cas, le service public doit être fixe et maintenu et que dans d’autres, on peut imaginer apporter des services mobiles de très haute qualité au plus près des populations.

HDS Quel peut être le rôle des collectivités locales dans l’organisation des mobilités ?

M. A-M Je pense que leur rôle va être de plus en plus déterminant. Il y a des échelles sur lesquelles tout le monde peut agir en termes de transport mais aussi de voirie, d’espace public et de régulation. Prendre la décision de limiter ou non le stationnement, libérer des espaces pour des mobilités plus légères et plus lentes, organiser des aménagements urbains dans lesquels on pense à l’intermodalité, faciliter les cheminements piétons et la signalétique, inciter les opérateurs de transport à faire de l’information multimodale : ça, c’est le rôle des villes. Elles peuvent même se coordonner entre elles à l’échelle internationale pour inciter les industriels à proposer des véhicules plus adaptés à leurs enjeux de densité, de congestion et de qualité environnementale… Elles doivent devenir les prescripteurs des nouvelles mobilités.

HDS Comment voyez-vous la ville de demain en termes de mobilités ?

. A-M Il est difficile de parler de LA ville car il y a autant de modèles que de villes et, à l’intérieur même des villes, des situations diverses. La tendance qui émerge est de donner plus de place à des formes plus apaisées, légères et douces de mobilité. Les services hybrides de transport de personnes, de biens et de services devraient contribuer à restreindre les usages individuels et la possession classique de la voiture. Mais la ville de demain est déjà là pour l’essentiel des pays développés. Le gros enjeu est la mutation de l’existant et non une table rase d’une pratique actuelle des usages et de l’espace. 

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