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L’éducation puissance trois

Engagé depuis vingt ans dans la transition digitale, Le Cube d’Issy-les-Moulineaux a développé une pédagogie connectée désormais incontournable.

Manier les armes comme personne, anéantir tous les ennemis, ils savent faire. Se mettre dans la peau d’une louve en revanche, est une première pour ces joueurs invétérés. « J’ai déjà incarné beaucoup d’êtres humains ; un animal, jamais ! », s’exclame Vincent, fan de Fortnite et de Zelda. L’héroïne à la robe gris argent évolue dans des espaces naturels sans présence hostile, invitant à la contemplation. « Le dessin est bien fait », apprécie Mustafa. Pendant ce temps, Alice et Héloïse ont entrepris de créer leur monstre ex nihilo, puis de lui faire subir, en gloussant, quelques mauvais traitements. Lui laver les dents, lui brosser les cheveux…

À l’occasion du programme Game Factory, ces sixièmes de Malakoff s’emparent avec gourmandise d’une sélection de jeux vidéo indépendants. La plupart des jeux mainstream véhiculent des représentations, en particulier sur le masculin et le féminin, leur explique Arnaud Fillion, médiateur du Cube. Des héros tout en muscles, des femmes attirantes, timorées et pas très « fute-fute » hantent leurs écrans et leurs smartphones. Ont-ils seulement conscience que des éditeurs de jeux leur tendent ce miroir déformant ? « Quand ils ont su qu’ils allaient travailler sur les jeux vidéo, ils étaient emballés. Ils commencent à être autonomes dans leurs choix et il faut qu’ils comprennent qu’ils sont confrontés à des messages », estime Sylvie, leur professeur d’arts plastiques. Des contenus différents sont possibles, leur expliquera le créateur de jeux indépendants Mark Kruzik. Ils peuvent les concevoir eux-mêmes avec des moyens limités. S’inspirant du mythique Space Invader, les élèves imagineront pour finir, en petits groupes et sur logiciel libre, leur personnage d’« envahisseur » à base de pixels. « J’en ai toujours qui ne veulent plus partir, ils adorent », sourit Arnaud Fillion. « Dans Game Factory, les jeux vidéo sont notre cheval de Troie pour aborder les stéréotypes de genre mais, ailleurs, nous pourrons entrer par TikTok, par les réseaux sociaux, par Twitch », explique Elsa Wardé, directrice générale du Cube. Une fois l’attention captée, « les programmes mettent l’accent sur le mode projet et la collaboration. L’enjeu est de laisser une place aux enfants en tant qu’acteurs ».

Une place importante est laissée à la réflexion et au débat.©CD92/Stephanie Gutierrez-Ortega
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Les loisirs du quotidien sont mis à contribution pour capter l’attention des jeunes et aborder avec eux des questions de société.©CD92/Stephanie Gutierrez-Ortega

Science et conscience

Entre deux temps d’activité, les collégiens s’amusent à tracer des volutes avec une éponge sur un grand tableau noir. Au contact de l’eau, les LEDs situées à la surface s’illuminent, révélant des dessins éphémères. Waterlight Graffiti n’est qu’un échantillon d’une collection alternant dans les couloirs du Cube installations visuelles en tout genre, courts métrages, films en réalité virtuelle… « Les arts numériques ont une grande puissance de feu car ils sont dans l’interaction, estime Nils Aziosmanoff, président du Cube. Le pigment qu’ils utilisent le plus, c’est la data ! Comme le cinéma avait amené, en son temps, un nouveau langage, ils nous permettent d’explorer de nouvelles dimensions du réel. » Ce musicien de formation, cofondateur de l’association Art3000 en 1988 et de la revue Nov’Art a, chevillée au corps, la volonté de construire des ponts entre les arts et les sciences et les technologies. « On vit une nouvelle Renaissance, pose-t-il, où les routes seraient devenues digitales. Pour cet optimiste, les « technocsiences » ne sont pas toxiques mais donnent, à condition de s’en saisir par l’intelligence collective, l’opportunité de répondre aux grands enjeux de notre temps : économiques, sociaux, environnementaux. Émanation d’Art3000, Le Cube est né en 2001 « d’une conjonction heureuse avec la ville qui souhaitait ouvrir un lieu innovant dans le domaine de la culture numérique » et rayonne sur le territoire de Grand Paris Seine Ouest. Derrière sa grande façade vitrée, la structure, soutenue par le Département, a déjà vu passer plus de 4 000 artistes de la scène internationale et accueille, hors crise sanitaire, performances, spectacles, concerts et résidences…  De cette création à la créativité pour tous, il n’y a qu’un pas que le Cube a franchi, dès l’origine, en développant, sur site ou hors les murs, une large palette de programmes en direction des jeunes, des familles et des entreprises. « Face au nouveau monde qui émerge, soit on laisse faire les plateformes et les Gafa, soit on devient acteurs de la transformation. Grâce aux outils numériques, n’importe qui, à n’importe quel âge, peut développer ses capacités créatives », poursuit Nils Aziosmanoff. Une dynamique qui « ne sort pas de nulle part » mais est alimentée par un laboratoire d’idées. Le Cube est ainsi co-producteur de l’émission en ligne Les Rendez-vous du Futur, qui passe au crible les défis de la transition numérique et a accueilli il y a peu le forum Changer d’ère, rendez-vous majeur de prospective sociétale.

Connectés à leur temps

Dans un fouillis de cartons, de capteurs, de fils et de circuits électriques, les CM1 des Épinettes, à Issy-les-Moulineaux, tâtonnent pour configurer leur « microcontrôleur ». Des têtes chercheuses que n’aurait pas reniées un professeur Tournesol.  « Ils font de la programmation “par blocs”. Ce n’est pas du code à proprement parler mais cela leur permet d’intégrer la logique algorithmique », explique Alexiane Capitaine, médiatrice au Cube. La carte ainsi programmée sera le cerveau des prototypes en carton qui, sur la table, attendent sagement de prendre vie. Dans le cadre de Connectons nos écoles (CNE) programme « historique » en direction des scolaires lancé en 2007, cent cinquante élèves étaient invités cette année à créer leur objet connecté écoresponsable, à base de matériaux de récupération. « Quand le premier iPhone est sorti, ils n’étaient pas nés. Ce programme vient désacraliser les intelligences artificielles qui les entourent et qui ne sortent pas de nulle part mais ont été pensées pour répondre à un besoin », poursuit Alexiane.  Apprendre la programmation n’est donc pas une fin en soi. « À nos yeux, il y a un vrai sujet de citoyenneté numérique. Avant d’aller vers l’architecture et la maîtrise des outils, il faut aller vers les usages », complète Elsa Wardé. Autre objectif, diffuser l’innovation pédagogique auprès des enseignants pour en faire des acteurs du changement.  « Même si, comme moi, on s’intéresse au numérique, il faut déjà être calé pour se lancer dans un tel projet. Là on a l’appui de professionnels. On peut faire ensuite le relais auprès de collègues plus hésitants », estime Natacha Hanaoka, à Issy-les-Moulineaux. Dans sa classe, les débats ont été vifs pour retenir des objets qui ne soient pas que des gadgets. Le détecteur de bactéries sur les mains « qui peuvent sentir bon mais être sales quand même », observe Rayane, se veut ainsi une réponse au contexte sanitaire. « On pourrait en équiper les centres commerciaux, ou les hôpitaux », s’emballe Youmna. Autres idées, des balises connectées pour la course d’orientation, camouflées sous une fausse feuille d’arbre ou un « tapis-rang » qui mesurera la rapidité des classes à se mettre en rang dès que retentit la sonnerie !

Lendemains qui pulsent

Déployé en 2020-2021 à titre expérimental dans le cadre de CNE, ce programme doit prendre son autonomie sous le nom de Connect it et s’inscrit dans un volet d’innovations pédagogiques mûries toutes portes fermées, pendant la crise sanitaire. À Connect it s’ajoute ainsi Game Factory, Born Social, autour de l’identité numérique sur les réseaux sociaux, et Écofresque qui les sensibilise à l’écologie dans la ville du futur. « Les thématiques ont été définies avec les enseignants. Depuis quelques années, les besoins tournent autour des dérives d’internet, des addictions, du développement du sens critique, explique Elsa Wardé. Le côté maker, entreprenarial, reste aussi au cœur de notre approche car c’est la meilleure façon pour les enfants de s’emparer de ces sujets. » L’ambition est de déployer largement ces programmes auprès des « publics éloignés » dans les hôpitaux, les quartiers prioritaires de politique de la ville, les structures d’insertion. Un fonds ouvert aux mécènes vient pour cela d’être créé. « Je pense qu’on est arrivé au bon moment, celui où l’on passait de l’utopie au concret, estime, avec le recul, Nils Aziosmanoff. En vingt ans, on a prototypé quelque chose, on l’a hypertesté. Aujourd’hui, je dirais qu’on est prêts à démarrer ! » Le Cube qui fêtera cet anniversaire en septembre compte ainsi entamer cette nouvelle décennie pied au plancher.

Pauline Vinatier
lecube.com

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