« L’esport véhicule des valeurs d’inclusivité exceptionnelles »

CD92/Stephanie Gutierrez-Ortega

Journaliste spécialisé dans le jeu vidéo et chef de l’esport chez Webedia organisateur de la LFL, la principale compétition du genre en France, Bertrand Amar revient sur ce phénomène de société et sur les liens entre sport et esport.

Comment définir l’esport et à quand remonte cette pratique du jeu vidéo ?

BA L’esport, c’est la pratique compétitive du jeu vidéo, c’est-à-dire lorsque vous jouez aux jeux vidéo contre une autre personne. Ce n’est pas forcément lié aux jeux de sport, d’ailleurs les principaux jeux esport ne sont pas des jeux de simulation sportive : prenez par exemple le jeu de stratégie League of Legends ou de tir Counter-Strike. Chaque jeu est une discipline à part entière, avec une palette de niveaux : si vous jouez à Fifa avec votre enfant, c’est de l’esport amateur mais il y a aussi de l’esport semi-pro et de l’esport pro. L’esport existe depuis que le jeu vidéo existe, puisque le premier jeu vidéo considéré comme tel, le fameux Pong en 1972, était un jeu de tennis, auquel on jouait à deux. Les joueurs se sont toujours affrontés pour savoir qui était le meilleur.

Pouquoi ce phénomène, longtemps circonscrit à la communauté des gamers, a-t-il récemment « explosé » ?

BA Il faut revenir un peu en arrière. Après les années 70 et 80 où l’on s’affrontait sur des consoles dans son canapé, dans les années 90 sont apparus les tournois en réseau local puis dans les années 2000 les jeux connectés. L’audience était confidentielle mais cela a structuré une base de pratiquants et d’organisateurs. Que s’est-il passé ensuite ? À partir de 2010, les plateformes de streaming, notamment Twitch, ont permis à tout un chacun de suivre des compétitions. L’esport a gagné une audience de plus en plus massive jusqu’à sortir du bois autour de 2016-2017 pour devenir un business. C’est dans ces années-là que ce qu’on vit en ce moment s’est structuré. Selon le baromètre France Esports 2022, l’esport touche dans notre pays plus de dix millions de personnes, consommateurs et pratiquants confondus, contre sept millions il y a peut-être deux ou trois ans.

Peut-on comparer l’écosystème de l’esport et celui du sport ?

BA Il y a énormément de similitudes avec le sport. L’esport peut se pratiquer de manière occasionnelle, amateur ou pro. Les disciplines ont leurs clubs, leurs compétitions, leurs champions et leurs circuits avec un principe de montée/descente. Les clubs font appel à des coachs, des analystes, des nutritionnistes, des préparateurs… et de nombreux sportifs sont approchés pour encadrer les esportifs. Je pense, par exemple, à Matthieu Péché, champion olympique de canoé et manager de l’équipe Counter-Strike de Vitality. Le modèle économique est comparable, avec la vente de maillots, le merchandising, les équipementiers et les sponsors, excepté sur la question des droits sportifs : l’esport, diffusé gratuitement, en génère beaucoup moins, c’est la faiblesse de son modèle économique par rapport au sport.

Si l’esport se rapproche du sport et le sport de l’esport, on peut parler d’une convergence entre les deux ?

BA Tout à fait, mais c’est probablement le monde du sport qui a le plus besoin de l’esport pour se reconnecter aux jeunes générations et se réinventer. Aujourd’hui les grandes organisations sportives ont leur déclinaison esport. En France, la ligue de football professionnel organise par exemple la e-ligue 1 sur FIFA 23 et aux États-Unis, la NBA a la NBA 2K League. Du côté des clubs, le PSG a été le premier à créer sa section esport pour capter une nouvelle audience en Asie. On le voit enfin avec les JO puisque le CIO travaille sur une Olympic Esports Week. La première édition aura lieu à Singapour en juin et la seconde pourrait se dérouler en 2024 en France. Ce serait l’entrée officielle de l’esport dans l’environnement des JO.

Le 16 février, il a suffi d’un tweet pour remplir La Seine Musicale.

L’esport est-il aussi médiatique que le sport ?

BA À la différence de la plupart des sports, l’esport est conçu dès l’origine pour être diffusé: vous pouvez être à l’intérieur de la partie et suivre les combats au plus près tandis que les replay ou les statistiques se font automatiquement. Et, surtout, il y a des histoires à raconter. Quand j’ai commencé à produire des émissions de jeu vidéo au début des années 90, les directeurs de programme considéraient cela avant tout comme commercial, alors que c’est un produit culturel à part entière. Quand l’esport est arrivé, tout à coup on ne parlait plus de jeux vidéo mais de joueurs, on faisait leur portrait… C’est ce qui intéresse aussi l’audience : les joueurs, qui sont-ils, comment s’entendent-ils, quel tweet ils ont liké ?

Vous avez été avec Webedia, organisateur de la LFL, l’artisan de l’émergence d’un nouveau format de compétition en France : la ligue...

BA Ce modèle répond à une demande de régularité de la part des spectateurs et à un besoin de stabilité pour les équipes et les partenaires, car les audiences et la qualité de production des tournois étaient variables. Ce type de circuit est plus risqué pour les organisateurs et demande une vraie stratégie de la part des équipes, mais la professionnalisation passe par là. En lançant la LFL en 2019, on a dû prouver que ce n’était pas trop tôt, qu’il y avait une place pour cela. À tel point qu’en quatre saisons, l’audience a été multipliée par huit, que l’on a créé une deuxième division. Depuis sont apparues des ligues sur d’autres jeux comme Valorant. Le modèle de tournois fait toujours sens pour les scènes amateurs qui ont besoin de souplesse, mais la ligue est l’incarnation de la professionnalisation de l’esport.

Quel est l’intérêt d’événements physiques comme le LFL CIC Day organisé le 16 février dernier à La Seine Musicale ?

BA Il est multiple. Pour les fans, c’est l’occasion de se rencontrer car il y a une authentique communauté. Les équipes ont aussi envie de jouer devant un public. Pour les organisateurs, c’est aussi l’occasion d’inviter des partenaires et des médias. Il est toujours plus parlant de montrer une salle pleine qu’une courbe d’audience, même s’il peut y avoir dix ou vingt fois plus de personnes en ligne. Pour le 16 février, il a suffi d’un tweet pour remplir La Seine Musicale ! Ces événements se déroulent à chaque fois dans une très bonne ambiance, un bon état d’esprit : on a les bons côtés du sport mais pas les mauvais, j’espère que cela va durer.

L’esport, associé à une pratique intensive, ne comporte-il pas un risque d’addiction et d’isolement ?

BA Tout d’abord il ne faut pas mélanger le gaming, ou pratique du jeu vidéo, et la pratique compétitive. Comme dans tout phénomène de société, il y a des usages excessifs qu’on ne peut pas généraliser. En réalité les études prouvent qu’il y a moins de sédentarité chez les pratiquants d’esport et qu’ils font plus de sport, certainement parce qu’ils ont en eux un besoin de se surpasser. En outre l’esport, basé sur des jeux en réseau, est créateur de liens comme le démontre l’exemple du LFL CIC Day. Enfin l’esport véhicule des valeurs d’inclusivité exceptionnelles, il est mixte par défaut. Un joueur porteur de handicap peut être champion du monde au sein d’une équipe de valides.

Quel rôle peuvent jouer les acteurs et structures de proximité pour accompagner les joueurs amateurs, majoritaires dans l’esport, en particulier les plus jeunes ?

BA Les structures locales et les collectivités ont un rôle clé à jouer en incluant l’enseignement du gaming, de l’esport et de ses bonnes pratiques par exemple à l’école ou au collège. Au sein des clubs de sport, proposer des sessions d’esport à côté du sport peut être un moyen d’attirer les enfants et les jeunes les plus réticents. Tous ces acteurs seront aidés par la création récente du titre d’animateur esport qui leur permettra de recruter des personnes formées à éduquer les jeunes aux bons usages, en termes de durée et de comportements en ligne.

N’y a-t-il pas aussi un enjeu de démocratisation de l’esport, apanage d’un public jeune et très masculin ?

BA Ceux qui consomment de l’esport en consommeront encore dans trente ans et de nouveaux pratiquants arriveront, la base va s’élargir mécaniquement. Ce n’est pas un phénomène de mode, l’écosystème est solide et va continuer de se développer. Sur l’accessibilité et les nouveaux publics, à mes yeux le vrai chantier est l’esport féminin. Aujourd’hui, beaucoup de filles jouent sans allumer leur micro, en se cachant derrière des pseudos masculins pour éviter les moqueries ou les propos désagréables ! Cela doit changer. L’éducation des garçons et l’organisation de compétitions qui permettent aux filles de s’exprimer sont des solutions. De plus en plus de compétitions et d’équipes lancent des sections féminines comme G2, une grande structure esport, tandis que la LFL vient de créer une compétition dédiée. 

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