« L’ORIENTATION DES FILLES VERS LES FILIÈRES SCIENTIFIQUES EST UNE NÉCESSITÉ ÉTHIQUE MAIS AUSSI ÉCONOMIQUE »

CD92/Julia Brechler

L’association « Elles Bougent », dirigée par Amel Kefif, sensibilise les jeunes filles aux métiers de l’industrie et de la technologie et leur ouvre le champ des possibles en mobilisant des marraines bénévoles. 

Que sait-on de l’inégal accès des femmes et des hommes aux métiers techniques, scientifiques et de la tech ?

AK Aujourd’hui en France, on compte moins d’un tiers de femmes ingénieurs. Dans les métiers techniques, auxquels on accède par des bacs pro ou des BTS et DUT, comprenant de la science, de la technologie et des maths, on est en-deçà de 15 % et dans ceux du numérique, la proportion est souvent en dessous de 10 %. Au-delà d’un problème de parité, il y a donc d’abord un problème de mixité !

Pourquoi les entreprises sont-elles les premières à se soucier de mixité ?

AK Attirer des femmes est d’abord une nécessité économique. Dans certains secteurs en tension, on va chercher les talents à l’étranger alors qu’on pourrait avoir la ressource en France. Des études publiques, comme celles de l’Organisation internationale du travail, et privées, comme celles d’Ernst & Young, ont aussi attesté que plus une entreprise est mixte, plus elle est performante. Enfin d’un point de vue éthique, pourquoi se passerait-on de femmes qui, grâce à leur vision différente et complémentaire, permettront d’aboutir à des produits et services reflétant mieux les besoins de la société ? 

Où résident les racines de telles inégalités ?

AK Les stéréotypes de genre sont intériorisés et commencent dès le ventre de la mère. La famille est ensuite le premier prescripteur d’orientation, par ses injonctions sociales ou par le choix des jouets… À l’école, les biais sont également nombreux. Alors même que les filles ont de meilleurs résultats en mathématiques, les professeurs vont interroger plus facilement les garçons dans cette matière. Dans les manuels, les femmes sont représentées mais pas toujours de façon équilibrée et on manque toujours de modèles contemporains. On continue par exemple à mettre en avant la physicienne Marie Curie, c’est bien, mais très lointain dans la tête d’un enfant alors que l’on a tellement d’autres exemples de réussite dans le domaine scientifique… Enfin, les médias continuent de véhiculer des stéréotypes sexistes encore amplifiés par le numérique. Ainsi les contenus d’influenceurs, majoritairement réalisés par des hommes, normalisent le fait que les garçons soient les plus forts et continuent de reléguer les filles dans des métiers du care.

Inversement, les garçons investissent très peu les métiers du soin…

AK Les hommes ont tendance, lorsqu’ils éprouvent de l’intérêt pour ces métiers, à ne pas les envisager sérieusement ou à ne pas s’y engager. Cette réticence peut découler de préjugés persistants selon lesquels les métiers techniques et scientifiques sont davantage associés aux compétences naturelles des hommes et conduit parfois à sous-estimer la valeur financière de ces professions, alors que si une plus grande diversité de genres était encouragée dans ces domaines, cela pourrait contribuer à une augmentation des salaires.

Selon le dernier rapport du HCE*, 74% des femmes déclarent n’avoir jamais envisagé d’études supérieures ou de métiers dans le domaine technique ou scientifique…

AK C’est le fruit d’années de conditionnement. La réforme du bac général, en 2019, a encore aggravé les choses en anéantissant l’équilibre entre filles et garçons en terminale S. Aujourd’hui les maths, la physique, la chimie sont des options dès la première. Or les filles abandonnent les maths quand celles-ci ne sont pas imposées. Dès 2021, on a constaté une chute de 62 % des filles ayant au moins six heures de maths et sciences hebdomadaires en terminale et de 37 % pour les garçons. C’est catastrophique pour les recrutements à venir, alors que les entreprises sont déjà en tension. 

Nos marraines sont des roles models, qui vont inspirer les jeunes filles et déconstruire les stéréotypes qu’elles ont en tête 

Partant du principe que l’on ne se projette que dans ce que l’on connaît, vous vous appuyez donc sur des marraines ?

AK Les filles ne vont pas dans ces métiers car ils ne leur renvoient pas de représentation à leur image. Notre concept clé est l’illustration, le témoignage, la transmission intergénérationnelle. On propose pour cela aux collégiennes, lycéennes et étudiantes de rencontrer nos marraines. Ces femmes bénévoles sont des role models, c’est-à-dire que par leur seul témoignage de vie, elles vont inspirer et déconstruire les stéréotypes. Ces marraines occupent divers postes hiérarchiques, de technicienne à ingénieure, et partagent leur parcours mais également ce qui les fait s’épanouir. L’objectif est que les jeunes filles se disent : « pourquoi pas moi ? »

À quelles occasions ces rencontres vont-elles avoir lieu ?

AK Les marraines ont un rôle crucial lors de nos événements, plus de 700 par an. Lors des visites sectorielles, par exemple, nous sollicitons nos 330 partenaires, entreprises et fédérations professionnelles, tandis que nos marraines vont accompagner les jeunes filles dans leurs parcours de visite au sein de leur entreprise, site de production, chantier, siège social… Nous venons par exemple d’organiser « Elles Bougent pour demain » autour des enjeux d’avenir dans l’industrie ; les marraines se déplacent également au sein des collèges et des lycées à l’occasion d’« Elles Bougent pour l’orientation » et participent au challenge InnovaTech, un défi intergénérationnel autour de l’entreprenariat au féminin.

Le concept de marraine fait des émules et ne connaît pas de frontières…

AK En 2021, nous avions environ 6 000 marraines ; aujourd’hui, elles sont près de 11 000 en France et à l’étranger. Nous balayons 100 % des secteurs de l’industrie et de la tech. En vingt ans, on a vu se former des binômes de marraines mères-filles dans les mêmes entreprises ; il arrive aussi que certaines intègrent leur mère dans l’association. C’est un concept qui répond à des valeurs humaines, sociétales et même environnementales. Lors de la dernière édition d’« Elles Bougent pour l’orientation », nous avons touché en une seule journée 17 000 filles avec 2 300 marraines, femmes ingénieures et techniciennes.

Après avoir évolué dans le monde des assurances, de l’entreprenariat puis dans la sphère publique, pourquoi avoir pris la direction d’« Elles Bougent » en 2021 ?

AK Quand j’étais au secrétariat d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes (auprès de Marlène Schiappa, Ndlr), c’est une des associations qui m’avait le plus marquée par sa réponse aux enjeux d’orientation mais aussi d’émancipation économique des femmes qui sont extrêmement importants à mes yeux. En leur faisant comprendre qu’elles ont le choix dans leurs études, on donne à ces filles la possibilité d’avoir un métier valorisant tout au long de leur vie professionnelle. 

Votre action, aussi pertinente soit-elle, ne peut être envisagée isolément…

AK Nous permettons chaque année à 40 000 jeunes filles de rencontrer des marraines. Cela leur donne la possibilité d’imaginer qu’il est facile d’oser ou de se dire que d’autres l’ont fait avec succès. Pour toutes les autres, ce sont les médias, les livres, les professeurs, les parents, les prescripteurs d’orientation, le stage qui pourront faire la différence… Nous devons tous mettre une pierre à l’édifice pour créer une base d’orientation plus solide. 

Propos recueillis par Pauline Vinatier
*Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes 
www.ellesbougent.com

Un partenariat avec le Département 

En 2023-2024, le Département a initié un partenariat avec « Elles Bougent ». Au terme de cette année de démarrage, pas moins de 1 700 collégiennes, issues d’une vingtaine d’établissements du territoire, auront bénéficié de visites sectorielles, comme à l’occasion de la Semaine de l’industrie ou des « Ailes de l’Océan », ou découvert des salons professionnels comme « La Fabrique Défense » et « Global Industrie », accompagnées par plus de soixante-dix marraines. Amel  Kefif est intervenue, le 7 mars, lors des Entretiens Albert-Kahn, le laboratoire d’innovation publique du Département. Retrouvez l’intégralité de cette journée sur le thème « Quels leviers pour l’accomplissement professionnel des jeunes filles ? » sur eak.hauts-de-seine.fr 

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