« L’urbanisation doit être enchâssée dans une résille vivante »

CD92/Julia Brechler

Nadia Herbreteau, directrice de l’agence paysagiste Ilex, est beaucoup intervenue dans les Hauts-de-Seine. Elle revient sur les paradoxes d’un territoire marqué par un besoin impérieux de nature et un foncier de plus en plus rare ainsi que sur les façons de « faire parc » qui en découlent.

Vous présentez le parc comme une pièce maîtresse de la cité moderne, est-ce que cela n’a pas toujours été le cas ?

NH Les grands parcs publics urbains sont apparus au XIXe siècle mais on leur demande aujourd’hui d’assumer des fonctions qui vont bien au-delà du délassement et de l’embellissement recherché par les générations précédentes : ils doivent non seulement lutter contre les îlots de chaleur, participer à la reconquête de la biodiversité et jouer un rôle de « machine hydraulique », mais aussi participer à notre équilibre physique et psychologique et répondre aux besoins de convivialité et de lien social, plus prégnants depuis la crise du Covid. Le parc est le support de projection de tous nos désirs de ville durable, respirante, résiliente et conviviale à l’ère de l’anthropocène.

Les paysagistes occupent donc un rôle central dans cette nouvelle ère ?

NH Il s’agit pour nous de répondre à toutes ces attentes, tout en continuant comme par le passé à créer de belles ambiances, de la poésie et de l’imaginaire ; le design paysager et la mise en scène du lieu restent essentiels. Si être au cœur de ces sujets urbains est enthousiasmant, nous essayons d’agir avec engagement, méthode, et humilité… car ce n’est pas nous qui « osons » les grands parcs mais bien nos élus qui engagent de tels projets dans un contexte économique tendu !

Vous résumez les attentes envers ces espaces par l’expression « de la nature et des jeux »…

NH Ce détournement de l’expression romaine « du pain et des jeux » exprime le côté parfois contradictoire des attentes des habitants avec, d’un côté, une demande très forte de lieux où les gens puissent se parler, se rencontrer et les enfants s’ébattre et jouer – j’insiste là-dessus car ils ont besoin que l’on recrée d’une certaine manière les anciens terrains vagues – et, de l’autre, une envie de nature originelle, luxuriante, qu’il faut sacraliser et ne pas trop piétiner. C’est un jeu d’équilibre ténu. 

Comment expliquer que ces parcs, auxquels on accorde une si grande importance, se situent souvent aux marges de la ville ?

NH Le parc, même si son rôle n’a jamais été remis en cause, a toujours dû s’imposer face à la ville et à la spéculation foncière, en effet ces pièces de nature coûtent de l’argent en investissement et en entretien mais ne rapportent rien. Quand il y réussit, il s’installe sur des territoires non nobles, sujets aux inondations, instables, ou stérilisés et pollués par des décennies d’activités industrielles. Aujourd’hui ces lieux constituent 100 % de nos terrains de jeux, justement parce qu’ils ne sont pas constructibles. 

Il faut proposer un ailleurs permettant réellement de se déconnecter de la ville dense

Face à cet héritage disparate, les paysagistes doivent s’adapter…

NH La page blanche, l’exercice de design paysager, comme il se pratiquait jusque dans les années 1970 et 1980, est aujourd’hui impossible. Nous sommes dans un dialogue permanent avec le site que nous arpentons par tous les temps et toutes les lumières. Nous devons souvent nous accommoder des surprises liées à l’exploitation passée telles que les spots de pollution, ou les infrastructures attenantes ou souterraines qui peuvent occasionner des problèmes de stabilité des sols. Par ailleurs, les projets ne se décrètent plus mais se coconstruisent avec les élus, les ingénieurs, les écologues, les sociologues, les botanistes, les futurs gestionnaires et les usagers ! Il faut s’adapter en permanence et à budget constant sans perdre de vue la scène, le récit final. C’est complexe mais gratifiant car contrairement à un bâtiment, le parc, une fois livré, se bonifie avec le temps.

La diversité des morphologies, avec la végétalisation d’avenues ou de bords de fleuve, conduit à s’interroger sur ce qui définit le parc et en particulier le grand parc…

NH Effectivement le recul du tout-voiture libère aussi des espaces, je pense par exemple au projet en cours des Allées de Neuilly, avenue Charles-de-Gaulle, qui libère 10 hectares d’espaces publics. Dans la mesure où il s’inscrit dans un projet plus global de reconquête de l’axe majeur de Le Nôtre, des Tuileries jusqu’à la Seine, on peut parler de grand parc. Le projet du Département Vallée Rive Gauche, né sur d’anciennes « rives servantes » de la Seine entre Issy-les-Moulineaux et Sèvres, auquel nous avons contribué, n’est pas non plus un parc clos. Cette fois c’est la mise en lien des berges réaménagées avec les coteaux, les îles et la Seine qui donnent de l’ampleur. Pour « faire parc », il ne faut pas donner l’impression d’un entre-deux mais il faut proposer un ailleurs permettant réellement de se déconnecter de la ville dense, faire sentir le parc même là où on n’y est a priori pas.

Le modèle archétypique du parc comme espace clos n’est donc plus possible, ni souhaitable ?

NH Dans le mot de parc il y a une notion d’enclos puisqu’à l’origine il fallait, comme pour le jardin, le protéger de la vie sauvage alentour ; mais les choses ont bien changé puisque la nature est devenue résiduelle en ville. D’autre part, dans les métropoles, il n’y a plus de terrains pour faire le parc sur plusieurs dizaines d’hectares. Désormais, il importe de faire sortir le parc de ses clôtures, de le « déparquer » en quelque sorte et de mettre en réseau les différents espaces de nature pour atteindre la bonne échelle et assurer les continuités écologiques. L’urbanisation doit être enchâssée dans une résille végétale enveloppante qui permettra de rétablir les liens d’usages, de mobilités, biologiques, le chemin de l’eau et permettra à la géographie de reprendre le pouvoir pour rendre plus agréables nos territoires urbains.

Il s’agit de faire avec le « déjà-là » et les contraintes du site dans une logique circulaire et de réemploi…

NH En effet, nous devons « apprivoiser » les contraintes des sites et même jouer avec ! Pour gérer la pollution des sols, des systèmes de confinement évitent par exemple de les mettre en décharge et pour enrichir les sols inertes, plutôt que d’importer des terres, des techniques de fertilisation par compostage ou mycorhization (symbiose entre un champignon et une plante, Ndlr) peuvent être mises en place. La gestion de l’eau doit, là encore, se faire à la source. Une dernière contrainte, et non des moindres, réside dans les budgets qui ne sont pas extensibles. Avec la crise immobilière, le financement des espaces publics par les nouvelles constructions a de plus trouvé ses limites ; il y a une nouvelle économie à inventer pour financer ces parcs qui participent à l’attractivité des quartiers environnants et génèrent de la santé et du bien-être.

Pourquoi cette évolution des pratiques réinterroge-t-elle les rapports entre l’homme et la nature ?

NH Plutôt que de se placer au-dessus de la nature, on se rend bien compte aujourd’hui qu’on doit composer avec elle. Il nous faut pousser plus loin le curseur de la renaturation et du vivant en ville, tout en trouvant des économies de moyens en termes de gestion. Cela suppose un temps d’adaptation pour le grand public car la nature qui s’ensuit est moins domestiquée. Pour autant, le parc continue à incarner l’imaginaire de l’ailleurs ; l’Eden, ce très beau jardin fleuri et plein de fruits, prend de nos jours des allures de jardin ensauvagé, même si l’un n’empêche pas l’autre.

Un colloque pour « Oser les grands parcs »

Dans une ville qui construit des immeubles spectaculaires, ne peut-on imaginer les mêmes proportions pour les parcs et les jardins ? C’est ce thème des grands parcs dans les métropoles qu’arpentera, les 13 et 14 novembre, un panel interdisciplinaire réunissant paysagistes, parmi lesquels Nadia Herbreteau, historiens des jardins, urbanistes, architectes et géographes, à l’occasion du nouveau colloque de la direction des parcs, des jardins et de l’environnement. Deux jours d’échanges à l’Orangerie du Domaine départemental de Sceaux, ouverts à tous sur inscription, autour de l’héritage historique, l’aménagement actuel de nos villes et la ville du futur, clôturés par une table ronde prospective en présence du dessinateur François Schuiten, l’auteur des Cités Obscures. 

www.hauts-de-seine.fr/oser-les-grands-parcs  

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