« Un enfant n’apprend pas devant un écran mais dans une interaction »

CD92/Stéphanie Gutierrez-Ortéga

Sociologue spécialiste de la protection de l’enfance et des violences intrafamiliales, Nadège Séverac défend une approche de l’enfant par ses besoins fondamentaux.

HDS Pourriez-vous préciser ce que recouvre cette notion de besoins fondamentaux et comment elle s’est forgée ?

NS Les besoins fondamentaux sont des besoins qui doivent être satisfaits pour que l’enfant se développe correctement. Sinon il n’aura pas toutes ses chances de devenir un humain autonome, inséré socialement, un adulte bien portant. C’est quelque chose qu’on sait depuis longtemps. Dès l’après-guerre, à partir d’épisodes dramatiques de séparation et de placement, des psychologues avaient fait certaines observations pratiques. Ces enfants étaient bien langés, bien nourris, mais il y avait dans leur prise en charge quelque chose de mécanique. Avec des conséquences dramatiques : dépressions, autismes carentiels, difficultés de développement physique ou psychique. Tous ne mourraient pas mais tous étaient frappés ! En outre depuis cinquante ans la théorie de l’attachement de Bowlby montre que l’enfant qui n’est pas sécurisé par un adulte risque d’avoir des difficultés à aller à la découverte du monde. À propos de ce besoin de sécurité, on peut parler d’un « métabesoin » constitué à la fois des soins du corps, de la protection à l’égard des maltraitances et des besoins affectifs et relationnels.

HDS L’enfant aurait donc besoin avant tout de quelqu’un qui l’aime inconditionnellement ?

NS En anglais on parle de care-giver. Cette figure est issue de la théorie de l’attachement, c’est d’ailleurs la « figure d’attachement » en français. Ce care-giver, qui peut être la mère, mais aussi une autre personne, s’engage en se montrant disponible et prévisible. Il faut que l’enfant sache qu’il peut compter sur elle. Le psychologue américain Bronfenbrenner dit à ce propos que « chaque enfant a besoin d’au moins un adulte fou de lui ou d’elle ». Cela signifie quelqu’un pour lequel il compte sans conditions, ni limites. C’est la personne que le bébé va préférer dès huit-neuf mois.

HDS Dans les années 2000, les neurosciences ont confirmé et réactualisé ces connaissances et montré à quel point les premières années de vie étaient déterminantes.

NS Grâce aux neurosciences, on connaît beaucoup mieux ce dont le cerveau a besoin pour se construire. On sait que les trois premières années sont celles de la plasticité maximale, où l’enfant réalise ses « câblages », son architecture cérébrale. Il apprend à marcher, à parler, à construire son schéma corporel, et il apprendra pendant toute l’enfance à réguler ses émotions, à focaliser son attention, à entraîner sa mémoire de travail… On n’en fera jamais autant tout le reste de notre vie ! Le bébé a tout pour devenir un humain complètement réalisé mais il faut que l’adulte soit là, pour l’aider. Or nos sociétés font face à un nouveau challenge pour ce qui est de l’attention. Nous les adultes, on travaille, on a tous des choses à faire et on a parfois du mal à accorder à nos enfants toute l’attention dont ils auraient besoin. Attention, je ne milite pas pour le retour des femmes au foyer mais pour des sociétés qui traitent mieux les humains !

HDS Dès les premiers mois, on peut donc dire qu’il y a établissement d’un dialogue entre l’enfant et le parent qui s’avérera décisive pour ses apprentissages futurs ?

NS L’enfant n’est jamais trop petit. Il fait toujours quelque chose, dit toujours quelque chose, ne serait-ce qu’avec les yeux. Quand vous êtes attentif et que vous lui parlez, vous voyez qu’il apprend à s’inscrire dans un dialogue, dans une relation où chacun à sa place. On parle d’accordage. Il y a des moments où il écoute et des moments où « il parle ». Ces moments contribuent à sa conscience d’être un interlocuteur, que ce qu’il dit compte. C’est parce que l’enfant a du plaisir à être en interaction avec l’adulte qu’il va aller toujours plus loin et va par la suite d’autant mieux développer le langage. L’apprentissage s’appuie sur cette expérience d’être un « bon humain » pour un autre « bon humain ». D’où le problème que posent les chaînes éducatives pour les très jeunes enfants. Un enfant n’apprend pas devant un écran mais dans une interaction. Dès la crèche, les enfants les plus à l’aise avec le langage sont ceux à qui on a le plus parlé dans leur famille. Ce qui n’est pas anodin parce que l’école s’appuie ensuite sur cette aisance, qui elle-même conditionnera l’accès à la lecture, sans forcément permettre de  rattraper cette différenciation précoce entre enfants.

HDS Vous insistez aussi sur fait qu’il faut encourager l’élan vital de l’enfant…

NS Dans le cerveau, la partie la plus archaïque, impliquée dans les émotions et les réactions vives, est mature plus tôt. C’est ce qui fait que les enfants sont tellement physiques et émotionnels. Si vous avez un adulte qui dit :  « Tu ne dois pas aller là, ne pleure pas, ne traîne pas par terre », bref l’adulte qu’on peut tous être, ça n’aide pas l’enfant dans son élan de découverte. Cela ne veut pas dire qu’il faut pas de règles mais tout est dans la façon de faire passer les messages. L’une des clés peut être de modéliser le comportement : montrer le comportement que l’on attend de l’enfant, lui donner des consignes simples et concrètes, renforcer ses bonnes habitudes en le félicitant. Un enfant stressé est dans la réaction. Son cerveau émotionnel va venir de façon intempestive lui dire qu’il y a du danger. C’est un enfant qui ne se concentre pas, qui va s’agiter ou se replier sur lui-même.

HDS En ce sens notre vision de la maltraitance est souvent à tort cantonnée aux violences physiques ou sexuelles….

NS Tout à fait. Si le stress est trop aigu ou chronique, il va produire une adaptation structurelle chez l’enfant avec des conséquences sur son développement. Chez un enfant qui a peur par exemple, le corps priorise la réactivité, en produisant ce que l’on appelle les « hormones du stress », le cortisol, l’adrénaline qui peuvent atteindre un niveau toxique pour l’organisme ; et des fonctions essentielles peuvent passer au second plan. C’est pour cela qu’il y a des enfants qui ne grandissent plus, souffrent de problèmes de santé ou développent des retards, sans pour autant subir de maltraitance physique. Sur le plan psychologique, il y a toute la gamme de réactions possibles, mais souvent quand l’adulte ne répond pas à ses besoins, l’enfant va essayer d’exister malgré tout, à sa façon. Mais les stratégies « défensives » qu’il met en place vont l’entraver dans ses relations en général et dans son développement qui requiert une certaine confiance dans le monde.

HDS Quel est l’impact de cette vision des besoins fondamentaux de l’enfant sur le rôle du parent ?

NS Pour que je puisse, en tant que parent, engager ma sensibilité auprès de mon enfant, il faut que j’aie l’espace, l’écoute, l’énergie pour le faire, ce qui suppose que je sois à l’écoute de moi-même. Réfléchir à ce qu’on veut vraiment amène souvent à baisser son niveau d’exigence. Ce qui compte, ce n’est peut-être pas tant la petite purée maison ou le bain tous les soirs ou le fait d’avoir tout fait « nickel », ce sont les interactions apaisées et joyeuses avec l’enfant. C’est un gros challenge mais quand vous en parlez avec vos enfants plus tard, c’est ça qui était important pour eux.

Un colloque sur la protection de l’enfance

Droits fondamentaux de l’enfant, psycho-traumatisme, transition vers l’âge adulte des enfants placés… Le colloque organisé  le 14 octobre dernier aux Mureaux par les Hauts-de-Seine et les Yvelines a été l’occasion d’une réflexion d’ensemble sur les enjeux auxquels fait face la protection de l’enfance, animée par des professionnels et experts. Le projet inédit d’Institut interdépartemental du psycho-traumatisme y a aussi été détaillé. Retrouvez en ligne le point de vue de plusieurs intervenants du colloque grâce à la rubrique « Questions de famille », qui devient pour l’occasion interdépartementale. n

www.78-92.fr

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