« Yves-du-Manoir reste le grand stade national »

Des documents sur l'épopée sportive du Stade Yves-du-Manoir sont exposés au musée municipal d'Art et d'histoire de Colombes (ici en arrière-plan). CD92/Julia Brechler

Docteur en histoire contemporaine et chercheur associé à l’université de Bourgogne-Franche-Comté, Michaël Delépine est l’auteur d’un ouvrage sur le stade départemental de Colombes. Il voit dans ce monument du sport français un éternel rescapé, qui s’apprête, avec la rénovation actuelle et les futurs Jeux, à retrouver sa gloire passée.

Le stade départemental Yves-du-Manoir a marqué l’histoire du sport pour avoir accueilli les Jeux de 1924. Comment s’est joué son destin olympique ?

MD Tout repose sur un concours de circonstances ! En 1921, lorsque la France décroche l’organisation des Jeux de 1924, il manque au pays, selon les organisateurs, un stade digne de ce nom. Après des mois de tergiversations, le Comité olympique français (COF) s’apprête à accepter la proposition de la ville de Paris, qui souhaitait agrandir le stade Pershing, situé dans le bois de Vincennes. Sans s’être manifesté jusque-là, le Racing Club de France (RCF) met sur la table un projet clef en main, en proposant de bâtir l’infrastructure tant attendue à l’emplacement du stade de Colombes, en avançant les sommes nécessaires et en imposant le nom de son architecte : Louis Faure-Dujarric. L’idée reçoit le soutien immédiat des autorités. Pour le club, c’est l’opportunité rêvée de moderniser un stade obsolète et d’en devenir enfin propriétaire.

La politique se mêle parfois de sport. À sa manière, ce stade est-il le marqueur d’un courant de pensée ?

MD Dans son architecture, rien ne traduit la volonté ayant présidé, par exemple, à la naissance du grandiloquent stade olympique de Berlin, en 1936. Mais son style témoigne bien des préoccupations de son temps. Quelques années après la Première Guerre mondiale, dans un pays à reconstruire, les pouvoirs publics privilégient les dépenses urgentes et rechignent à mettre de l’argent dans le spectacle sportif : la structure modeste du stade reflète cet impératif économique. En revanche, pour les partisans d’une approche hygiéniste du corps, Colombes relevait d’une certaine importance après la saignée de la guerre, où les corps ont été mis à mal.

Dans votre ouvrage, vous rappelez l’existence d’une « identité stadiaire » propre à l’Angleterre. Yves-du-Manoir incarne-t-il le stade « à la française » ?

MD D’un point de vue esthétique, cette construction demeure inclassable. Y sont présentes des références tant à l’Antiquité qu’au constructivisme et à l’utilitarisme. Il est donc difficile de parler de stade « à la française », bien que son caractère omnisports soit une constante du pays. Dans les années 1930, les enceintes sportives en France étant principalement municipales, Du Manoir sort toutefois du lot. Co-propriété du Racing et du Comité national des sports (CNS), c’est un modèle unique en son genre.

En revanche, ses débuts s’inscrivent tout à fait dans la mouvance de l’époque…

MD Son histoire est en effet intimement liée à celle du développement du sport à l’échelle nationale et départementale. Sorti de terre en 1883, ce site sportif est d’abord dévolu à l’aventure hippique, qui connaît un essor vigoureux durant la seconde moitié du XIXe siècle. Puis, à l’image du Parc des Princes, il devient propriété d’un journal sportif, Le Matin. Transition là encore classique en France, il se mue progressivement, à partir de 1907-1908, en une véritable plaine de jeux, l’ADN des lieux.

Jusqu’en 1993 et la destruction d’une partie des gradins, il surpassait l’ensemble de ses concurrents hexagonaux en termes de capacité

L’identité d’un stade repose sur le caractère de ses supporters. Comment qualifier le public de Colombes ?

MD Tout imprégnés de culture britannique qu’ils étaient, les journalistes se sont parfois montrés sévères avec ce public un peu chauvin, manquant de fair-play, notamment pendant les rencontres internationales de rugby. Mais si on se fie à leurs comptes rendus de match, seules deux rencontres ont été qualifiées, avec exagération, de houleuses : la finale olympique de rugby entre les États-Unis et la France en 1924 et le quart de finale France-Italie de la Coupe du monde de football de 1938. Lieu de manifestations festives et bon enfant, le stade a eu la chance d’être épargné par les mouvements ultra et hooligan, apparus après la perte de son statut national. Sociologiquement parlant, l’assistance s’accordait avec la philosophie du lieu : un stade populaire, pour un club relativement élitiste.

Compte tenu de son passé historique et sportif, à quel statut peut prétendre ce site légendaire ?

MD Dans les faits, Yves-du-Manoir reste sans doute le « grand stade » national. Jusqu’en 1993 et la destruction d’une partie des gradins, il surpassait d’ailleurs l’ensemble de ses concurrents hexagonaux en termes de capacité. Dans les esprits, il reste le stade des compétitions majeures, comme la Coupe de France de football et le Tournoi des Cinq Nations. Au cœur de ce lieu de grandes premières sportives, des records ont aussi été établis, des champions ayant foulé sa piste d’athlétisme, d’Harold Abrahams pour les Jeux de 1924, à Emil Zátopek et Michel Jazy après guerre. S’il fallait nuancer, disons qu’il n’a jamais été le stade national rêvé. Dès sa livraison, ses insuffisances étaient d’ailleurs pleinement assumées, sachant qu’il n’avait jamais été construit pour durer !

De fait, il a constamment vécu sous la menace, sinon d’une disparition, du moins d’être surclassé par un concurrent de plus grande envergure…

MD Yves-du-Manoir fut constamment surplombé par une ombre planante, une épée de Damoclès, celle du stade de 100 000 places, vœu des autorités qui n’aboutira qu’en 1998 avec l’inauguration du Stade de France. Mais Colombes, ce n’est pas qu’une histoire franco-française ! S’il a sans doute été un stade par défaut, il n’a cependant, à l’inverse de bien des constructions olympiques ou de grands stades étrangers, jamais été un « éléphant blanc », abandonné après une grande compétition ou détruit. Il ne faut donc pas voir Colombes comme un stade mort-né ! Son intégration dans le dispositif des Jeux de Paris 2024 apporte la preuve, s’il le fallait, qu’après le déclin, il renaît toujours de ses cendres.

Ses dirigeants avaient-ils bien abordé le virage du sport spectacle ?

MD Dès sa création, le stade intègre cette dimension. Une zone réservée aux journalistes, pourvue de moyens de communication modernes, occupe la tribune d’honneur, alors que le stade tout entier est équipé de haut-parleurs et qu’un panneau d’affichage est dressé à l’attention des spectateurs. La location d’espaces publicitaires et les concessions attribuées aux restaurateurs et autres commerçants, ont très tôt permis au RCF de diversifier ses ressources financières. L’arrivée des caméras au pied du terrain n’était en revanche pas anticipée, ni particulièrement souhaitée. Lieu d’une des premières retransmissions télévisées en direct en France – à l’occasion d’un Bordeaux-Nice en 1952 -, le stade de Colombes resta longtemps tributaire de la méfiance des dirigeants du Racing, qui craignaient un effet délétère sur les affluences.

À partir de 1972, Colombes devient un stade secondaire. Peut-on dire que ses défauts de naissance ont eu raison de son envergure nationale ?

MD Colombes n’avait pas que des défauts ! Infrastructure économique, ingénieuse, construite assez rapidement… Plus que ses imperfections, ce sont ses cinquante ans d’utilisation qui ont imposé son remplacement… Ainsi, Colombes doit surtout son existence à l’échec du projet de « grand stade ». Détruire ce stade, c’était aussi mécaniquement faire disparaître sa plaine de jeux et sa piste en cendrée, restée longtemps la meilleure d’Europe, voire du monde. Pour les pouvoirs publics, ce n’était pas concevable, alors que pareilles installations sportives en petite couronne se faisaient rares.

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