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Tous les chemins mènent aux arts

« Chemin des arts » est le nouveau nom du dispositif départemental « Éteignez Vos Portables » d’éducation artistique et culturelle. Photo : CD92/Julia Brechler

« Éteignez Vos Portables » change de nom et devient « Chemins des arts ». Mais l’objectif de ce dispositif départemental reste le même : permettre à des publics dits éloignés l’accès à la culture.

 

Marvin a commis le « crime » suprême : il a mangé la dernière part de pizza. Pour recevoir sa sentence, le voici devant un tribunal, défendu par Alexander, un avocat qu’il a dû choisir à la hâte « comme on choisit un paquet de chips », et soumis aux questions intraitables de Vincent, le juge, et de Shannon, la procureure. Mateo viendra assener le coup fatal en témoignant contre lui. Dans un coin de la salle, Jules Méary et Barthélemy Guillemard observent la scène, hilares. Ces deux comédiens de la compagnie des Échappés de la coulisse ont en fait monté cet exercice d’improvisation de toutes pièces pour plonger les cinq ados dans l’univers du théâtre.

La compagnie sévrienne travaille pour la troisième année avec l’hôpital de jour de Ville-d’Avray. Cet établissement accueille une trentaine d’adolescents de treize à vingt ans atteints de troubles psychiques et leur propose une scolarité adaptée de la 5e à la terminale encadrée par des psycho-pédagogues. Les deux premières expériences se sont déroulées sur un format classique de comédiens dirigés par des professionnels comme dans Cyrano de Bergerac. Mais désormais, ils franchissent un cap et se mettent en scène en puisant dans leurs propres expériences. « Les années précédentes, on partait d’une pièce que l’on jouait à leur façon, avec une part d’improvisation. Cette année on fait la même chose mais le socle, c’est eux, explique Jules Méary. Il faut sans cesse trouver des choses qui les intéressent pour les faire sortir des grands auteurs qui leur paraissent inaccessibles. »

Debout, faisant les quatre cents pas, Vincent relit le texte qu’il vient d’imprimer. Ce passionné de train a décidé de raconter sa vie comme on raconte un voyage sur les rails. Un voyage plutôt sinueux. « Je parle de la vie que j’ai eue avant d’être ici et du harcèlement dont j’ai été victime. Écrire, ça me permet de me défouler, de raconter ce qui m’a amené à l’hôpital de jour ». Plus volubile, Marvin, lui, n’hésite pas à se donner à fond pour incarner « le fantôme de Ville-d’Avray ». Veste de costume bleue impeccable, idées bien rangées dans une pochette plastique, il déclame son texte sous forme de rap. « Je ne suis pas très doué pour m’ouvrir mais j’ai toujours aimé le théâtre. C’était un rêve d’enfant d’en faire, donc cet atelier était une opportunité que je ne voulais pas laisser passer. »

Avant d’arriver dans cette structure, peu de jeunes ont eu l’occasion de se confronter au monde de la culture. « Beaucoup d’entre eux étaient déscolarisés, enfermés sur eux-mêmes et faisaient très peu de sorties, remarque Dominique Tourres, médecin-directrice de l’hôpital de jour. Cette ouverture au monde de la culture est une manière de favoriser leur épanouissement et d’étayer leur pensée. Pour certains, sortir de chez eux un dimanche après-midi pour aller au théâtre est un bouleversement total ! » Certains suivent depuis trois ans les ateliers théâtre. « C’est une catharsis pour eux, le théâtre permet d’extérioriser, de se libérer des choses qu’ils ruminent », constate Barthélemy Guillemard, toujours épaté par la répartie de ses élèves. « Ils nous donnent tellement, confirme Jules Méary. Ils nous font assez confiance pour se laisser aller avec nous. Et ils nous obligent à nous remettre toujours en question. »

Il concerne à la fois des collégiens et des publics dits « éloignés de la culture ».© CD92/Julia Brechler
Chaque année, une cinquantaine de partenaires artistiques interviennent dans des collèges et autres structures.© CD92/Julia Brechler

Tondeuse contre voiture

Acte II, collège de Sèvres. On retrouve Lucas Lecointe et Laurent Cazanave, deux autres comédiens des Échappés de la coulisse, cette fois-ci devant une classe de quatrième. Au menu : la pièce Jean la Chance de Bertolt Brecht, déjà étudiée par les élèves de l’hôpital de jour. La compagnie devait présenter cette œuvre en novembre dernier au Sel de Sèvres – où ils sont en résidence permanente – devant les deux publics mais le contexte sanitaire en a décidé autrement. Ce texte, l’un des premiers du dramaturge allemand, raconte l’histoire de Jean, un homme naïf qui va échanger des biens qu’il possède contre d’autres de moindre valeur, et ainsi de suite jusqu’à troquer sa propre vie pour sauver l’un de ses amis. Les collégiens doivent à leur tour imaginer des « Jean » contemporains et des « échanges » inéquitables. Assise par terre, Célia prépare sa saynète avec trois camarades. Sur une copie double, elles ont déjà jeté quelques idées. Aujourd’hui, à elles d’improviser autour d’une trame qui met en jeu une guitare cassée ayant appartenu à Jimi Hendrix himself. « Mais on ne sait pas encore qui joue quoi », avoue la collégienne. Assis sur sa chaise, Ilyann, lui, préfère opérer avec des schémas sur sa tablette. Pour son groupe, la transaction conclue « avec deux des plus grands arnaqueurs du coin » portera sur une tondeuse pour les cheveux et une voiture. « Ils réécrivent la pièce en la mettant au goût du jour avec des situations et des objets d’aujourd’hui, lance Laurent Cazanave. On tient beaucoup à rester sur leurs idées car elles sont hyper intéressantes. Ils ont beaucoup d’imagination mais peu confiance en eux. »

Trépied à la main, leur professeur de français Michaël Afonso filme le tout et n’en perd pas une miette. Cette captation sera ensuite rediffusée en classe pour un difficile exercice d’autoscopie. « Cela leur permet d’entendre et de voir ce que je leur répète dix fois : changer sa posture, parler fort. » Pour lui, « Chemins des arts » est un outil qui facilite l’apprentissage en classe tout en créant des passerelles avec le programme scolaire. « Cette année, on étudie des pièces de Molière et le théâtre de masque avec la commedia dell’arte. Avec Jean la Chance, on en profite pour faire un parallèle sur l’évolution du théâtre et le métier de comédien. Avec cet atelier, ils comprennent des axes que l’on voit après en classe. On perd des heures sur le programme mais on gagne tellement ensuite… » Les saynètes en cours d’écriture seront mises bout à bout par les comédiens pour former un ensemble cohérent en vue d’une représentation à la fin des cinq séances.

Ces interventions sont complétées par des sorties dans des lieux culturels pour assister à des spectacles.© CD92/Julia Brechler
Chaque projet, d’une durée comprise entre 10 et 26 heures, fait l’objet d’une restitution écrite ou orale.© CD92/Julia Brechler

Estime de soi

Avec une même œuvre en fil rouge, faire se confronter les points de vue et les publics. Tel est l’objectif de « Chemins des arts », le nouveau nom d’Éteignez Vos Portables. « Il faisait référence au message que l’on entendait dans les salles de spectacle et au premier dispositif qui concernait le théâtre uniquement. Or depuis, nous nous sommes ouverts à d’autres disciplines artistiques, à la culture scientifique et au patrimoine, souligne Manuela Lucchini, chargée de projets d’éducation artistique et culturelle au Département. Les chemins sont désormais multiples et notamment numériques du fait de l’évolution de la création artistique, des pratiques culturelles et des conséquences de la pandémie. » Ce dispositif départemental créé en 1994 sous le nom de Jeux de scène propose des parcours d’éducation artistique et culturelle fidèles à la volonté du Département de promouvoir une culture pour tous. D’abord réservés aux collégiens, ils se sont peu à peu adaptés aux compétences sociales départementales et s’adressent depuis trois ans à des publics dits « éloignés de la culture », par exemple en situation de handicap, en Ehpad ou dans des centres pénitentiaires… Ces univers ne sont pas cloisonnés, bien au contraire : ils vont se croiser et s’enrichir mutuellement. « Le but est aussi d’aller vers l’autre sans jamais mettre en danger les publics plus fragiles. Ce sont des personnes qu’il faut conquérir, appréhender. Il faut que la culture vienne à eux », explique Manuela Lucchini. Chaque parcours dure de deux à trois mois et fait l’objet d’une restitution, sous n’importe quelle forme.

Un volet de deux sorties dans des lieux culturels complète ce dispositif. Une manière pour certains de franchir, parfois pour la première fois, la porte d’un musée, d’un théâtre ou d’une salle de concert et de désacraliser les métiers artistiques. « Ces sorties participent à l’appropriation des lieux culturels, constate Manuela Lucchini. Les jeunes connaissent les comédiens et cela leur donne un élément connu dans le spectacle. Quant aux personnes en difficulté, ces échappées permettent de les “renarcissiser”, de leur redonner une certaine estime de soi. Ils aiment avoir un accueil qui n’est pas celui du spectateur lambda. » Dans ce dispositif, le Département prend en charge la rémunération des intervenants, une partie du coût de la billetterie ainsi que le transport vers les lieux culturels si nécessaire.

Cette année, plus d’une soixantaine de parcours sont ainsi noués dans tous les Hauts-de-Seine, tous fruits d’un travail minutieux de maillage territorial et de mise en relation entre établissements, structures, artistes et scènes. À Sèvres, le collège et le Sel sont des voisins à peine distants d’une centaine de mètres. Et pourtant. « nous n’avions pas de lien avec eux », regrette Michaël Afonso, le professeur de quatrième. Une aberration en train d’être réparée. « J’avais très envie de développer cette association et le Département nous a permis de créer des attaches avec la structure et la compagnie. » Des liens qui pourraient perdurer et sortir des tracés balisés des Chemins des arts. 

Mélanie Le Beller

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