© CD92/Olivier Ravoire
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La magie du geste parfait

Le Musée national de Céramique honore à Sèvres les savoir-faire de la Manufacture de porcelaine avec La Beauté du geste, premier volet jusqu’au 9 mars.

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Chacun connaît, en bord de Seine, la façade majestueuse du Musée national de Céramique où l’on conserve depuis le XIXe siècle la mémoire d’hier et les aventures artistiques d’aujourd’hui. Malgré les visites désormais régulières des coulisses de la Manufacture, tout le monde ne sait pas encore que, dans les bâtiments industriels juste derrière le Musée, 120 artisans d’art exercent une trentaine de métiers ; ils y maintiennent une tradition ininterrompue et produisent chaque année plusieurs milliers de pièces, modèles historiques et créations contemporaines, mises à la disposition des grands corps de l’État ou commercialisées dans les galeries et salons d’art.

« La Beauté du geste, explique Romane Sarfati, directrice générale de la Cité de la céramique – Sèvres & Limoges, c’est d’abord et avant tout un hommage aux artisans d’art de la Manufacture. Et au travers de cet hommage, une porte ouverte pour les visiteurs afin qu’ils puissent mieux découvrir nos savoir-faire, nos créations et nos collections. » Entrer dans la nouvelle Galerie des Savoir-faire du Musée, c’est comme traverser un tunnel longtemps fermé, écouter l’histoire souvent incroyable d’une matière magique, racontée par ceux qui la connaissent le mieux : les artisans d’art lui donnant vie jour après jour. Comme tous les bons scénarios, La Beauté du geste se décline en deux saisons : cet hiver, les couleurs de Sèvres, le fameux bleu et le blanc immaculé du biscuit, les grands vases et les services de table prestigieux ; au printemps, l’or, la peinture sur porcelaine, le dessin et le design des formes extravagantes nées de la collaboration entre les artistes qui les rêvent et les artisans qui les réalisent. Ce qui suppose du dialogue, des compromis et, à chaque fois, des conquêtes nouvelles de la matière. 

La beauté du geste, c’est aussi celle de la palette des mille couleurs de la Manufacture.©CD92/Olivier Ravoire
Zoom sur la ronde de moules nécessaires à la fabrication d’une statue en biscuit de Sèvres.©CD92/Olivier Ravoire

Qui trouvait complexe la cartographie du Royaume des Sept Couronnes pourrait là réviser son jugement : les circulations entre les vingt-sept ateliers de Sèvres sont plus délicates encore que les alliances dans Games of Thrones ! Au mur, le grand déroulé des ateliers de transformation, de façonnage, de décoration, avec ses allers-retours et ses étapes intermédiaires, raconte une saga du feu et de la terre, commencée ici au milieu du XVIIIe siècle mais qui remonte en Chine mille ans en arrière. On y fabriquait avec les terres locales une céramique naturellement blanche et imperméable qui jamais n’avait porté le nom de porcelaine avant que Marco Polo ne la baptise ainsi en raison des similarités de couleur et de brillance avec la nacre du coquillage porcellena. Pour produire en Europe cette matière fascinante – ruineux trésor commercial des compagnies des Indes orientales – il fallut d’abord en percer le secret de composition : un mélange de quartz, de feldspath et du fameux kaolin, une argile blanche au point de fusion très élevé, dont on découvrit un premier gisement en France vers Limoges.

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La folie du génie humain

L’exposition préparée conjointement par Laurence Tilliard, chef du service des collections du musée, et Damien Lucas, du département de la création et de la production de la Manufacture, rassemble un choix volontairement limité de pièces, chacune exemplaire des métiers en jeu. Elle est de plus illustrée par la présentation des outils en usage et par la diffusion de vidéos – techniquement remarquables – afin de mettre en lumière cette beauté du geste qui est à la fois un héritage et une transmission. Ainsi que, peut-être et avec tout le respect dû à bientôt trois cents ans de bataille contre l’impossible, le plus bel exemple de la folie du génie humain… Le visiteur ébahi y découvrira par exemple la « ronde de moules », invraisemblable quantité de formes creuses en plâtre nécessaires à la fabrication d’une statue en biscuit. Le métier de mouleur-repareur qui, depuis des siècles, tourne les yeux et les mains autour d’un modèle sculpté, avec l’exactitude d’un laser, la précision d’une imprimante 3D, et le goût d’un artiste. La facétie de la matière qui subit à la cuisson un « retrait », c’est-à-dire une diminution de taille d’une vingtaine de pour cent – asymétrique : la cure d’amaigrissement étant plus importante dans le sens vertical en raison de la gravité. On imagine les prouesses indispensables, du dessin à l’assemblage, à la fabrication des pièces en plusieurs parties… Sur la palette des mille couleurs de la Manufacture, l’emblématique bleu de Sèvres est bien entendu à l’honneur. S’il est amateur de sport, le visiteur se réjouira donc de la présentation de la Coupe omnisport, bleue comme le manteau des rois et le maillot de l’équipe de France, remise au nom du président de la République depuis 1975 aux vainqueurs du Tour de France, du prix de Diane et des 24 Heures du Mans. Et pour éclairer les liens, étroits depuis Louis XV, entre le pouvoir et la Manufacture qui fournit les cadeaux diplomatiques et les services de table pour les résidences d’État, le visiteur, cette fois gourmet, se régalera de l’évolution de l’assiette de Sèvres. Depuis le service offert à Catherine de Russie au XVIIIe siècle, le service égyptien de Napoléon Bonaparte, jusqu’à la table du ministère de la Culture dressée par Fabrice Hyber, l’allègement du décor raconte aussi celui de la gastronomie. Et l’on vous laisse découvrir le plan secret qui se cache, depuis janvier 2019, derrière les trois cents pièces du service Bleu Élysée, signé par Évariste Richer…

Une fois qu’il aura bien assimilé tout ce qu’il avait toujours voulu savoir sur la porcelaine sans jamais oser le demander, le visiteur curieux est invité à parcourir plan en main les espaces de l’exposition permanente du Musée. Dans les vitrines et sur les présentoirs, une cinquantaine de pièces – soit un millième de la collection ! – sont repérées : elles illustrent, chacune à sa manière, les thèmes abordés dans la Galerie des Savoir-faire. Le voyage guidé à travers les millénaires vaut le détour. De nombreuses autres propositions originales émaillent, si l’on ose dire, le programme des deux volets de La Beauté du geste : ateliers d’initiation pour les enfants et les adultes, rencontres entre artisans d’art et artistes créateurs, ceramic battle – une confrontation argumentée et passionnée entre conservateurs à propos d’une œuvre. La saison 2019-2020 marque également l’ouverture de l’École de Sèvres, qui assure la formation des artisans d’art. En associant ainsi Musée et Manufacture – autrement dit le regard et le geste, le savoir et le faire – c’est un peu comme si Sèvres-Cité de la céramique avait soudain grandi et marchait debout sur ses deux jambes. 

Didier Lamare
La Beauté du geste (volet 1), Galerie des Savoir-faire, musée national de Céramique à Sèvres jusqu’au 9 mars
www.sevresciteceramique.fr

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