Ines, ici pendant son cours avec Thibaut Reznicek, a joué avec Alani et Jana sur la Grande Seine, à l’occasion des Victoires de la musique classique 2019. Photo : CD92/Julia Brechler
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Le pari gagné de l’académie Jaroussky

Après trois ans d’un enseignement musical original et gratuit, les premiers Jeunes Apprentis de l’académie musicale Philippe-Jaroussky prennent leur envol. Retour à La Seine Musicale sur une réussite sociale et culturelle.

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À la pointe aval, au bout de la grande rue intérieure qui traverse le vaisseau de la poupe à la proue, des chaises et des tables, des enfants qui portent des étuis d’instruments, des parents qui les accompagnent. Un jeune enseignant vient leur parler de la séance de travail avec leur enfant, il y a beaucoup de sourires, beaucoup d’attention et une certaine fierté. À la maison, les parents sont aux premières loges de ce projet, voulu par le contre-ténor Philippe Jaroussky, qui entend porter la musique classique là où elle va rarement, au sein de familles modestes qui ne seraient autrement jamais entrées dans une salle de concert et découvrent, petit à petit, que la chose est belle et que leur enfant y prend sa part. Et pas que des miettes : sur les vingt-trois Jeunes Apprentis – selon la terminologie en usage ici – entrés en 2017 dans la première promotion baptisée Mozart, vingt et un sont restés suivre le cursus de trois ans, dont seize souhaitent désormais intégrer les conservatoires. Autrement dit, un taux de réussite exceptionnel pour une académie qui l’est tout autant.

L’un des soixante-quinze Jeunes Apprentis devant une affiche du fondateur de l’académie. © CD92/Julia Brechler

Mixité sociale

Rencontré à l’automne 2017, dans l’effervescence des pendaisons de crémaillère au milieu des plâtres qu’on essuie, Philippe Jaroussky présentait l’académie qu’il souhaitait mettre en place afin de lutter, à sa propre échelle, contre ce qu’on appelle pudiquement l’éloignement culturel, que connaissent bien ceux qui fréquentent les salles de concert : « En musique classique, la mixité sociale du public dans la salle passe par la mixité sociale dans les orchestres sur la scène ! Nous avons voulu cette académie d’abord comme un moyen de gommer le mieux possible les obstacles qui peuvent empêcher un talent d’émerger. Je viens de la classe moyenne de banlieue, et si je n’avais pas eu un professeur de collège qui avait conseillé à mes parents de m’inscrire dans un conservatoire, parce qu’il avait repéré en moi quelque chose, je n’aurais peut-être jamais fait de musique de ma vie ! J’éprouve désormais le besoin de redonner ce qui m’a été donné quand j’étais jeune. » Comment réagit le président fondateur trois ans plus tard ? « Les chiffres m’ont étonné moi-même ! Quand nous avons commencé à travailler sur ce projet, il y a presque cinq ans maintenant, nous pensions peut-être perdre un bon tiers des élèves durant le parcours, parce que quand on n’a jamais fait de musique, on peut ne pas adhérer. Je vous avouerai que je suis sidéré, et très fier d’avoir pu concrétiser ce projet, de pouvoir apporter un tout petit peu plus d’égalité de chance. Parce que l’idée n’est bien entendu pas de se substituer aux conservatoires mais d’en faciliter l’accès. Quant aux élèves qui ne souhaitent pas poursuivre, ils ont vécu pendant trois ans l’étude d’un instrument. L’idée est peut-être aussi, pourquoi pas, de former le public de demain. »

Nourhène, la plus jeune de la promotion Mozart, et Lise Borel.© CD92/Julia Brechler

Après les Mozart de la première promotion sont venus les Vivaldi, puis les Ravel. Toujours selon le principe d’un univers aux étoiles jumelles : d’une part les Jeunes Apprentis, enfants de 7 à 12 ans, qui suivront en binôme, deux fois par semaine et pendant trois ans, un enseignement gratuit avec prêt des instruments et des partitions ; de l’autre, les Jeunes Talents, musiciens de 18 à 30 ans en voie de professionnalisation qui, l’espace d’une saison, participent à trois sessions de master class sous la conduite des solistes français Geneviève Laurenceau pour les violonistes, Christian-Pierre La Marca pour les violoncellistes, David Kadouch pour les pianistes – et Philippe Jaroussky himself pour les chanteuses et les chanteurs. Les cloisons ne sont pas étanches entre Apprentis et Talents – il n’est d’ailleurs pas souvent question de cloison dans cette académie caractérisée depuis le début par la fluidité entre les domaines et la bienveillance pédagogique. Ainsi les Talents parrainent-ils les Apprentis, leur proximité réciproque facilitant, pour les uns, une démystification du musicien professionnel et apportant, aux autres, une fraîcheur qu’ils avouent ressentir comme bienvenue. Deux des Jeunes Talents, conquis par l’expérience et passionnés de pédagogie, sont même passés de cour à jardin en intégrant l’équipe enseignante : la pianiste Hélène Fouquart, de la promotion Mozart, et le violoncelliste Thibaut Reznicek, de la promotion Vivaldi.

C’est très important qu’un lieu comme La Seine Musicale, qui a vocation à accueillir toutes les formes de musique, puisse aussi avoir une identité liée à un projet social.

Un monde pas si lointain

« C’est un chouette endroit où les gens se sentent bien, les parents, les enfants et les professeurs, c’est beaucoup le travail du bureau », résume avec son délicieux accent anglais Jennifer Hardy-Brégnac, violoncelliste de l’orchestre Les Siècles, professeur à l’académie depuis le début. L’enthousiasme demeure au sein de l’équipe coordonnée par Sébastien Leroux, délégué général, assisté d’Anthony Bastien et de Laura Miscopein. Les compétences pédagogiques s’étoffent de savoir-faire tournés vers le mécénat privé, « nerf de la paix » d’une structure assurant la gratuité aux familles, avec le soutien parallèle de partenaires institutionnels, dont le Département et les villes riveraines de Boulogne et de Meudon. Sébastien Leroux : « Nous bénéficions aussi de partenariats avec les salles de spectacle pour permettre aux enfants et à leurs familles d’assister à des concerts classiques. Les enfants en prennent vite l’habitude, et c’est important que leurs familles se sentent à l’aise dans des lieux où elles ne seraient pas allées autrement. Une famille nous a raconté qu’ils assistent désormais à un festival de musique classique lorsqu’ils se rendent en Tunisie. Les familles font partie du projet, elles sont essentielles à sa réussite. » Philippe Jaroussky : « Beaucoup de gens pensent qu’ils ne peuvent pas comprendre la musique classique, qu’il faut des codes. Je compare ça souvent au bon vin : je ne suis pas œnologue mais quand j’en goûte un, je sens qu’il est très bon, il y a quelque chose de très direct. Un grand compositeur, même de musique très savante, c’est génial et c’est très direct. Quand j’ai commencé à chanter en professionnel, mes parents n’avaient jamais mis les pieds dans un opéra ! Ce projet permet aussi à des familles de découvrir un monde qu’ils pensaient très lointain et pas du tout à leur portée. »

Alani et Iwes en binôme avec Laurianne Corneille : « Les notes ornementales sont un moyen d’apporter des épices à la musique ». © CD92/Julia Brechler

Académie Jaroussky, 3 ans après la première promotion « Mozart », le 04 mars 2020 à la Seine Musicale. Rencontre avec l’équipe de l’Académie, les professeurs, les élèves de la promotion Mozart et leurs parents.
Ici, Laurianne Corneille (professeur de piano) avec Alani et Iwes.

Apport pédagogique

Les Jeunes Apprentis sont désormais près de soixante-quinze, échelonnés sur trois promotions. Cent cinquante dossiers de candidature parviennent chaque année à l’académie, la moitié sont retenus pour un entretien avec les familles, dont l’implication est, on l’a vu, essentielle : essayez donc de supporter à domicile l’exercice quotidien d’un jeune apprenti si vous êtes absolument rétif à la musique… Sans compter qu’il faut les accompagner pour une heure de cours deux fois par semaine, et que certaines familles habitent loin. Comme beaucoup de professeurs rencontrés à l’occasion de la sortie des petits Mozart, Laurianne Corneille, pianiste passionnée de transmission, a intégré l’équipe dès le début et a donc pu suivre les évolutions de ses apprentis – et peut-être d’elle-même : « L’accompagnement humain est un facteur décisif pour beaucoup de personnalités, et c’est un facteur clé de la réussite, sur le plan personnel également. C’est un merveilleux projet qui a enrichi ma manière d’enseigner. » Lise Borel, pianiste, compositrice, est enseignante à la Maîtrise de Radio France et à l’académie musicale : « On ne peut jamais tout planifier dans un cours en binôme, il faut piocher très vite dans ce qu’on sait, humainement. Cela rend la chose grisante pour nous qui sommes tellement attachés à ces enfants aux situations plus ou moins complexes. Et les enfants nous le rendent bien… » Philippe Jaroussky : « Une des clés du succès a été de faire confiance aux professeurs. Ils sont aujourd’hui une quinzaine, une équipe supermotivée à laquelle je tiens à rendre hommage. Ce sont de jeunes musiciens doués, qui font des concerts, certains composent. Ce qui leur a plu ici, c’est la confiance et la possibilité d’essayer leurs propres intuitions pour l’apprentissage des notions de base à des enfants. »

Dès leurs premiers mois d’académiciens, les Jeunes Apprentis donnent leurs premiers concerts, puis participent aux événements de gala avec les Jeunes Talents. Février 2019, 26e Victoires de la musique classique en direct de La Seine Musicale sur France 3 et France Musique : trois apprentis Mozart entament le mouvement lent du Trio n° 2 op. 100 de Schubert, suivis par trois Jeunes Talents, puis par les trois concertistes qui animent les master classes de l’académie. Philippe Jaroussky se souvient : « C’était un challenge énorme, on a eu des sueurs froides… Mais c’était un très beau symbole de la transmission en trois étapes auquel je tenais beaucoup. Pour ces cinquante secondes des enfants, il y a eu six mois de travail ! Cela a fonctionné parce que les enfants pouvaient jouer un morceau de Schubert, comme les grands. »

Au-delà, et même si on ne fait pas de la musique pour cela, l’apport pédagogique d’un enseignement musical sur les enfants est une constante relevée par tous les professionnels. Leur concentration est meilleure, ils se sentent valorisés à l’école par la pratique de l’instrument, ils ont généralement peu de problèmes scolaires. Les professeurs s’accordent sur le même « la » : dans une leçon musicale, ce ne sont pas uniquement des notions de musique qui sont transmises, mais de savoir-vivre, de savoir-faire, d’écoute, d’affection et de respect. Philippe Jaroussky, qui commença l’apprentissage de la musique par le violon, se rappelle son premier instrument : « Je le nettoyais toutes les semaines, je le cajolais presque. Quand vous confiez la responsabilité d’un instrument à un enfant, il en prend soin. Je peux vous garantir qu’en trois ans on n’a pas eu un seul violon ni un seul archet de cassés ! »

Que le lecteur patiemment parvenu jusqu’ici ne s’étonne pas : si l’académie musicale Philippe-Jaroussky est une utopie qui fonctionne, ce n’est pas pour autant une uchronie qui aurait échappé aux contingences de cette année pandémique. Aux premiers jours de mars, les craintes commençaient à affleurer ici comme ailleurs. Patrick Devedjian, le bâtisseur qui avait voulu La  Seine Musicale, présidait encore le Département, on n’imaginait pas passer les prochaines semaines enfermés entre nos murs. Bref, c’était avant. Les enfants, les parents, les professeurs rencontrés « en présentiel » comme on ne disait pas encore, se sont « confinés » mais l’académie n’a pas renoncé à l’accompagnement des apprentis Mozart dans une dernière ligne droite devenue course d’obstacles. Derrière un écran Skype, la violoncelliste Jennifer Hardy-Brégnac témoigne de la réactivité impressionnante des équipes : mise en place d’un télé-enseignement aussitôt le confinement prononcé, cours assurés à distance, échanges maintenus avec les familles. « On a seulement eu des soucis avec les instruments désaccordés. Mais les élèves de la promotion Mozart sont les plus avancés, avec un peu d’aide sur internet, on peut les faire s’accorder eux-mêmes, on a même réalisé des petits tutoriels pour changer une corde… »

Depuis, petit à petit, le monde a remis le nez à la fenêtre, l’air qu’on y respire n’est peut-être plus tout à fait le même, beaucoup d’inquiétudes demeurent, notamment dans le domaine des arts et du spectacle où nul ne sait quand les lendemains recommenceront à chanter. Philippe Jaroussky a cependant enregistré, ici dans les studios Riffx, avec des amis musiciens et dans d’étonnantes conditions de « distanciation sociale », Symphonie pour la vie, un CD caritatif au profit des soignants.

Rendez-vous en septembre

Au moment où – selon la formule consacrée – nous bouclons ces pages, son académie musicale rouvre prudemment dans le respect du protocole sanitaire élaboré avec La Seine Musicale et le Département des Hauts-de-Seine. Afin de recevoir quelques semaines encore les Jeunes Apprentis de la promotion Mozart, et de leur offrir un dernier album souvenir dont des images seront visibles – à l’heure où vous lisez ces lignes – sur le site de l’académie. Les petits Mozart sont désormais de sortie, mais nous pourrons tous les retrouver ensemble une dernière fois dans l’auditorium, le 18 septembre, à l’occasion de la soirée de lancement de la quatrième promotion : Beethoven, série en cours ! 

Didier Lamare
Toutes les actualités de l’académie musicale Philippe-Jaroussky sur : academiejaroussky.org et les réseaux sociaux. Symphonie pour la vie, au profit de la Fondation Hôpitaux de Paris – Hôpitaux de France (Warner Classics).

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