Reconstitution historique d’un appartement des années trente : une loge de gardien de la cité-jardin de Suresnes. Photo : © DR
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L’hygiène, une croisade urbaine

Le Musée d’histoire urbaine et sociale (MUS) de Suresnes a inauguré brièvement cet automne une exposition sur l’hygiène et la ville depuis le XIXe siècle, d’une actualité involontaire sidérante.

Il faudrait presque imaginer, à l’entrée de l’exposition du MUS dans l’ancienne gare de Suresnes-Longchamp, un carton comme on en voit dans les romans ou au cinéma : « Toute ressemblance avec des faits actuels, etc. » Heureusement que Marie-Pierre Deguillaume, directrice et conservatrice en chef, commissaire de l’exposition en compagnie de Noëmie Maurin-Gaisne, prend le soin de préciser que celle-ci fut programmée avant que l’année 2019 devienne le marqueur d’une pandémie, on aurait pu craindre qu’elle eût le mauvais œil… « L’exposition, explique-t-elle, retrace la prise en compte de l’hygiène depuis le XIXe siècle dans l’espace urbain et dans les foyers. Des thèmes qui ont pris une résonance particulière avec la crise sanitaire alors que les règles d’hygiène se sont imposées à nouveau au cœur du débat public. » Que l’éditorial du journal de présentation de l’exposition fasse appel aux figures de Gustav von Aschenbach (La Mort à Venise de Thomas Mann) et du Docteur Rieux (La Peste d’Albert Camus) en dit beaucoup sur la hauteur de vue de l’exposition et sur l’universalité de la question.

Affiche La Visiteuse d’hygiène dessinée par Auguste Leroux, premier quart du XXe siècle.© DR

Tuberculose et choléra

Sans s’étendre, si l’on ose dire, sur les latrines antiques ni trop remonter le cours des « eaux noires » que l’on jetait impunément par la fenêtre au moins jusqu’au XVIIIe siècle, l’hygiénisme – dont le nom n’avait pas encore été inventé – avait compris que l’essentiel était une affaire d’eau. On a beaucoup moqué la toilette sèche, les poudres et les parfums des Grands à partir de la Renaissance, mais c’est sans doute un moindre mal quand la ville par le fleuve coule à la mer – « comme un abcès » rajoute le poète… Lorsque Paris puis la proche banlieue étouffent soudain sous la pression démographique de la révolution industrielle, les immeubles sur « cours étroites sans lumière dans lesquelles les habitants jettent les déchets et les eaux usées depuis leurs fenêtres » deviennent des « clusters » de la tuberculose ; comme de la typhoïde et du choléra pour la capitale entière qui boit l’eau de la Seine dans l’état que l’on devine. En 1832, plus de 18 000 Parisiens – c’est-à-dire 2 % des habitants de la ville – vont mourir du choléra. Lequel à la même époque ravage les grandes cités industrielles européennes. C’est le polytechnicien Eugène Belgrand, ingénieur général des Ponts & Chaussées et directeur du service des eaux de Paris sous le Second Empire, qui sera le grand manitou de l’eau potable : en aménageant près de 600 km d’égouts, en organisant dans le nord du département de la Seine des champs d’épandage pour limiter la pollution du fleuve, et en acheminant, par plus de 800 km d’aqueducs et de canalisations, l’eau propre depuis les rivières en amont. À la frontière du politique et du scientifique, trois préfets de la Seine traversent l’exposition : le comte de Rambuteau (1833-1848), chantre de la devise : « De l’eau, de l’air, de l’ombre » ; le baron Haussmann (1853-1870) et ses grands travaux d’urbanisme qui renouvellent l’air urbain ; Eugène Poubelle pour l’œuvre que l’on sait.

Comme dans toute « guerre », il faut que l’intendance suive… Or elle a du mal. La médecine est complètement désarmée devant les « miasmes morbides », avant que Louis Pasteur ne travaille sur la vaccination, que Robert Koch n’identifie le bacille de la tuberculose, que les pasteuriens Albert Calmette et Camille Guérin ne mettent au point en 1921 le vaccin BCG contre celle-ci. Pénicilline et autres antibiotiques viendront plus tard. Il faut aussi planifier : ce sera le rôle de la statistique, dessinant une « topographie médicale » développée par Jacques Bertillon – le frère d’Alphonse, les empreintes digitales – qui comptabilise et délimite des îlots insalubres à l’origine des politiques hygiénistes, puisqu’on meurt moins dans les étages qui voient le soleil.

Timbre antituberculeux, 1928, dessiné par A. Delrieu pour le Comité national de défense contre la tuberculose.© DR
 
Visite médicale vers 1930 de l’école Aristide-Briand (aujourd’hui le collège Henri-Sellier) de la cité-jardin de Suresnes.© DR

L’avenir de l’hygiène

Le slogan de cette exposition pourrait être : là où il y a de l’hygiène, il y a de l’avenir ! Scientifiquement et spectaculairement documentée, elle apprendra beaucoup à chacun : qui, par exemple, se souvient de la propagande du timbre antituberculeux, lequel n’a rien à voir avec le dispositif de test post-vaccinal ? Chacun s’étonnera aussi des statistiques oubliées : « L’accès à l’eau reste inégal puisqu’en 1923, 23 % des communes disposent d’un réseau de distribution et en 1954, seulement la moitié des logements français a l’eau courante, rappelle la conservatrice en chef. Après-guerre, seuls 10 % des logements français ont une baignoire ou une douche pour atteindre en 1968, 47,5 %. Il faut attendre 1992 pour qu’une salle de bains soit présente dans 93,4 % des logements ». Chacun admirera en même temps la qualité des documents visuels proposés, voire s’amusera, si le cœur lui en dit, de la continuité du vocabulaire employé : guerre contre l’épidémie, lavage des mains et aération des logements semblent être des citations d’autrefois.

Guerre contre l’épidémie, lavage des mains et aération des logements semblent être des citations d’autrefois.

File d’attente pour obtenir des masques à San Francisco pendant l’épidémie de « grippe espagnole » de 1918.© © Hamilton Henry Dobbin

Ce sont sans doute les derniers chapitres de ce grand livre illustré qui nous sont les mieux connus. En raison notamment du travail mené par le MUS à Suresnes : la ville des îlots ouverts de la cité-jardin que l’architecte Maistrasse fait sortir de terre à partir des années vingt ; celle de l’emblématique école de plein air construite par les architectes Beaudouin et Lods en 1935. Le territoire a constitué dans l’entre-deux-guerres un laboratoire des « bonnes pratiques » de l’hygiénisme, « développant dispensaires, lavoirs-bains-douches, services à la petite enfance et assistance sociale » sous l’impulsion d’Henri Sellier – qui en fut le maire de 1919 à 1941 –, président de l’Office public des habitations à bon marché de la Seine et ministre de la Santé publique sous le Front populaire. Si la « guerre aux taudis » dans la région parisienne pâtit des guerres mondiales – en témoignent la multiplication des îlots insalubres au lendemain de la première, et le fameux appel de l’abbé Pierre à l’hiver 1954, soit presque dix ans après la deuxième –, elle provoque néanmoins des prises de conscience et des innovations techniques qui se traduisent dans le béton urbain. Une métaphysique des tuyaux – et des terrasses en paliers – mise en œuvre par les architectes novateurs des années soixante-dix, Michel Andrault, Pierre Parat ou Paul Chemetov. Jusqu’à l’année dernière, on pensait même que l’affaire était entendue… « Aujourd’hui, conclut Marie-Pierre Deguillaume, alors que l’actualité est venue nous rappeler que les attaques virales perdurent, l’école sensibilise aux gestes sanitaires dès le plus jeune âge : se laver les mains, éternuer dans son coude… La lutte pour des conditions de vie plus saines reste vitale et nous oblige à penser la ville en tenant compte des principes d’hygiène. » Les scientifiques du XXIe siècle s’accordent sur l’horizon préoccupant des pandémies : virus revenus du fond des âges obscurs par la fonte du permafrost, rencontres inopportunes entre espèces au carrefour de la déforestation ; sans oublier, ce que l’on fait trop souvent de ce côté-ci de la civilisation, les épidémies persistantes des zones de guerre et de pauvreté. Au visiteur, sensible à l’état du monde et à l’avenir de ses descendants, de rêver aux correspondances que cette exposition ne manque pas d’établir entre hier et aujourd’hui : de quelles avancées urbaines et sociales notre époque mondialisée sera-t-elle l’architecte-urbaniste ?

Didier Lamare
MUS de Suresnes, C’est du propre ! l’hygiène et la ville depuis le XIXe siècle, jusqu’au 6 juin

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