Mariel Jean-Brunhes Delamarre : (de gauche à droite) Marthe Oulié, Hermine de Saussure et Ella Maillart se brossant les dents à bord du Bonita, Crète, 1925.
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SUR LES TRACES D’ALBERT KAHN

Autour du monde, l’exposition inaugurale du nouveau musée, fait vibrer dans l’air du temps plus d’un siècle d’images de voyage.

Le succès de la récente série télévisée britannique Le Tour du monde en 80 jours, d’après Jules Verne, avec David Tennant en Phileas Fogg tout à la fois de son époque et de la nôtre, permet de mesurer ce qu’il demeure de rêve dans un domaine qui a pris depuis deux ans la forme d’une impossible quête du Graal. L’inauguration du musée Albert-Kahn, à Boulogne-Billancourt, et spécialement de la première exposition temporaire, vient comme un baume au voyageur empêché : Autour du monde, la traversée des images d’Albert Kahn à Curiosity, voyages dans l’espace et dans le temps qui racontent le pays lointain, le témoignage du regard et la transformation de notre planète.

« Le point de départ de l’exposition est directement lié au projet scientifique et culturel du musée, explique Magali Mélandri, directrice déléguée à la conservation, qui est de replacer les collections cinématographiques et photographiques dans leur contexte, mais aussi de les actualiser, dans la mesure où leurs thématiques nous questionnent aussi sur notre société, sur le monde d’aujourd’hui. »

Simon Vansteenwinckel. Série « Wuhan Radiography » 2020, Tirage d’après photographies argentiques sur film Washi F Collection de l’artiste.
Jules Gervais-Courtellemont : Eunuque de la grande Mosquée, Médine, Arabie Saoudite, 1907-1908, autochrome (Cinémathèque Robert-Lynen, Paris).

Remonter le cours du temps

Parce que le voyage autour du monde, Albert Kahn l’a fait, certes en un peu plus de quatre-vingts jours et animé par un esprit de témoignage assez différent de celui du roman de Jules Verne, antérieur d’une trentaine d’années et tout entier porté par l’accélération des techniques et de leurs promesses d’avenir. Entre 1908 et 1909, le banquier embarque en compagnie de son fondé de pouvoir et d’Albert Dutertre, étonnant voyageur à tout faire, à la fois chauffeur, mécanicien, formé rapidement à la photographie et au cinématographe, et rédacteur quotidien d’un journal de route. De Cherbourg à New York, la traversée des États-Unis, le Japon, la Chine, et le voyage retour par l’Asie du Sud-est, le canal de Suez, l’Italie et la Côte d’Azur : cinq parties déployées en images et documents tout autour de la salle, à la manière des cartes et guides en accordéon dont on usait avant les GPS. Ce voyage suit la fondation par Albert Kahn des premières bourses « Autour du monde » qui envoient de jeunes agrégés se frotter à la réalité du monde ; il précède et annonce les expéditions, vingt ans durant, des opérateurs des Archives de la Planète ; il constitue le fil rouge de l’exposition répartie en trois séquences thématiques autour de l’expérience du voyage du début du XXe siècle à nos jours : la Fabrique des imaginaires ; Se trouver, se perdre ; Un tout petit monde – chacune mise en scène et en images par les collections du musée et le travail d’artistes et de géographes contemporains. Elles disent en trois temps l’essentiel d’un voyage : comment nous en témoignons, comment il nous transforme, comment il a transformé le monde.

Les images disent en trois temps l’essentiel d’un voyage : comment nous en témoignons, comment il nous transforme, comment il a transformé le monde.

De son Grand Tour, Albert Kahn rapporte en noir et blanc et en stéréoscopie les images d’Albert Dutertre ; quand il envoie ses opérateurs autour du monde, c’est avec du matériel couleur selon le procédé de l’autochrome des frères Lumière. Parce qu’entre temps, il a découvert à Paris la magie polychrome des Visions d’Orient, conférences avec projections organisées par le photographe Jules Gervais-Courtellemont et sa femme : le grain et la matérialité des images en couleurs directes tracent un raccourci vers la réalité d’autrefois qui vaut mieux que tous les subterfuges de la colorisation numérique.

Corinne Vionnet : Fujisan, 2007, série Photo Opportunities, montage de photographies numériques et Jules Gervais-Courtellemont : Un marchand de citrons, Turquie, 1907-1908, autochrome (Cinémathèque Robert-Lynen, Paris).

Accélération, émancipation, mondialisation

« La fin du XIXe siècle apporte la révolution des transports, poursuit Magali Mélandri, le chemin de fer, l’automobile, bientôt l’aviation, la vitesse : on se déplace plus rapidement et plus loin. L’intensification, puis l’explosion du tourisme depuis la deuxième moitié du XXe siècle, la banalisation de l’accès au monde n’ont plus rien à voir avec ce premier temps des révolutions des transports. Les opérateurs d’Albert Kahn bénéficient de cette révolution, et Jean Brunhes, le directeur scientifique des Archives de la Planète, s’intéresse en promoteur de la géographie humaine à l’empreinte de l’homme sur son environnement, en faisant enregistrer les traces des progrès du chemin de fer et de l’aviation. » Dans ce monde qui change celui qui l’expérimente autant qu’il est changé par lui, les femmes – photographes, ethnologues, géographes – tiennent leur place, grâce notamment au fonds de Mariel Jean-Brunhes Delamarre, sa fille, qui effectue en 1925 sur le voilier Bonita une croisière méditerranéenne fondatrice en compagnie de l’archéologue Marthe Oulié, de l’écrivaine-photographe-voyageuse – et grande sportive – Ella Maillart, et d’Hermine de Saussure, navigatrice et aventurière, descendante d’une illustre famille de scientifiques.

Frédéric Gadmer, Mission Clemenceau en Afghanistan 15 juin – 16 novembre 1928 Autochrome. Département des Hauts-de-Seine / Musée départemental Albert-Kahn.

La beauté du monde ne doit cependant pas masquer l’envers du décor. « Dans les collections, nous nous sommes appuyés sur l’opérateur Frédéric Gadmer qui avait auparavant travaillé au service des armées. Lors de ses missions en Irak et Perse, puis en Afghanistan dans le sillage du fils de Clemenceau pour une mission d’étude sur l’implantation des chemins de fer, il raconte dans ses lettres à Jean Brunhes ses “galères”, la poussière, le froid, les plaques fendues, la pellicule cassante… Nous avons monté en parallèle ses images d’une grande beauté et les péripéties, l’adversité du terrain, le contexte réel de ces missions. » Sans oublier les ambiguïtés de la critique envers le tourisme de masse : dénoncé comme factice et destructeur, il devient propice au renouveau d’une fiction moderne, celle des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part » dont se gaussait déjà Georges Brassens. Une porte étroite entre deux domaines potentiellement libérateurs ou mortifères, comme le rappelle dans le catalogue de l’exposition le géographe Michel Lussault : « Au bout du compte, il convient certes de mesurer les risques de la mobilité et de la connectivité, mais sans renoncer à ce qu’elles apportent aux individus et aux sociétés et en inventant leurs nouvelles modalités à une époque où un impératif mondial de justice sociale et un nouveau souci environnemental s’affirment à raison. »

Jules-Gervais Courtellemont, Un marchand de Pickles, Turquie, 1907-1908. Autochrome. Collections de la Cinémathèque Robert Lynen, Paris.
Bernard Plossu, Le pneu crevé, Mexique. 1966, Photographie argentique. Courtesy galerie Camera Obscura, Paris.

Un récit en images

À Boulogne comme ailleurs, le voyage autour du monde n’a rien perdu de son charme, ni les images de leur éclat : les Archives de la Planète aussi bien que le road trip beatnik de Bernard Plossu au Mexique en 1965, la prolifération des images standardisées à l’ère du tourisme de masse autant que les Wuhan Radiography de Simon Vansteenwinckel en 2021, qui ressemblent à un exorcisme de fin du monde. Les photos, même à distance de temps ou d’espace, ont la malice des objets que l’on croit inanimés : ainsi les autochromes du désert de Gervais-Courtellemont annoncent-ils les paysages de Mars photographiés par le robot Curiosity tels que Marcus DeSieno les retravaille à l’ancienne. On finirait par se demander si l’expérience du voyage peut exister sans images du voyage. La question fait sourire Magali Mélandri : « Au musée Albert-Kahn, nous sommes plutôt dans la démonstration que non, en effet… Les techniques nouvelles de capture d’images se sont développées en même temps que les possibilités accrues du voyage. Mais il demeure tout de même des personnes qui passent par le récit, l’œuvre littéraire. Sylvain Tesson par exemple s’associe aujourd’hui à des photographes, comme dans La Panthère des neiges, mais ses voyages utilisent le récit littéraire. » On conclura donc sur l’une des figures du genre, présente également dans l’exposition : le voyageur et écrivain suisse Nicolas Bouvier qui, d’un périple effectué en 1953-1954 depuis la Yougoslavie jusqu’à la frontière du Pakistan, a tiré L’Usage du monde, paru en 1963, l’un des plus beaux livres sur le voyage comme expérience de soi et de l’autre : « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » 

Didier Lamare
Autour du monde, la traversée des images d’Albert Kahn à Curiosity, à partir du 2 avril.
albert-kahn.hauts-de-seine.fr

 

 

 

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