Il faut agir à toutes les échelles

Docteur en philosophie de l’université Paris Panthéon-Sorbonne, Rémi Beau s’intéresse aux discours sur l’anthropocène, c’est à dire les conséquences des activités humaines sur l’environnement.

HDS Comment peut-on définir l’anthropocène et de quand date ce concept ?

RB L’anthropocène est l’idée que le développement des sociétés humaines a un impact sur l’environnement planétaire. Si on prend cette définition, l’anthropocène renvoie à toute l’histoire des sociétés et ne signifierait donc rien de bien neuf. Mais en réalité, il désigne quelque chose de plus précis, à savoir l’idée que la planète serait entrée dans une nouvelle époque de son histoire géologique où l’humanité se serait constituée comme force géologique prédominante. Se pose ensuite la question de la datation de l’entrée dans l’anthropocène. Les scientifiques qui ont contribué à rendre publique la notion ont proposé le début de la révolution industrielle, soit la fin du XVIIIe siècle. Aujourd’hui, le groupe de travail international sur l’anthropocène donne une date plus récente, le début des années 1950, période à partir de laquelle s’amorce ce que l’on appelle « la grande accélération » avec l’augmentation exponentielle de la consommation des ressources naturelles et de la croissance démographique. 

HDS Ce terme est critiqué car il induit que la responsabilité de ce changement climatique repose sur tous les hommes de manière égale…

RB C’est l’un des points importants dans la réflexion sur l’anthropocène. Il ne faut pas penser l’espèce humaine comme indifférenciée. L’humanité tout entière n’est pas responsable de la même façon de la situation actuelle. Nous voyons bien que les pays industrialisés le plus tôt, « du Nord » pour le dire rapidement, ont joué un rôle prédominant dans la crise environnementale, à tel point que certains auteurs préfèrent parler de « capitalocène ». Et le changement climatique qui touche en premier lieu les personnes les plus vulnérables et est donc un facteur aggravant des inégalités sociales.

HDS L’anthropocène n’est-elle pas aussi trop focalisée sur nous-mêmes ?

RB C’est l’une des autres critiques : cette notion recentre sur l’humain la réflexion au sujet des problèmes environnementaux. Désigner l’époque actuelle par le terme d’Anthropocène, soit « l’ère des humains », pourrait faire oublier qu’il y a encore énormément d’habitants non-humains sur la planète et que le changement global les touche aussi. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité de mieux cohabiter avec ces habitants pour freiner l’érosion inquiétante de la biodiversité.

HDS Peut-on imaginer une société sans nature ?

RB On entre là dans une vaste question philosophique : qu’est-ce que la nature ? Si on la définit par l’ensemble des choses existant sur cette planète, alors non, elle ne disparaîtra jamais, mais si on la définit par les espaces encore peu transformés par l’homme – et il en reste encore – alors cette part-là est effectivement en voie de disparition. Ce qui est certain, c’est que la nature en tant qu’entité autonome qui échappe à l’activité humaine existera toujours. On le voit avec des processus naturels spontanés qui apparaissent même en pleine ville, dans les espaces les plus anthropisés.

HDS Comment expliquer le succès des théories les plus catastrophistes comme celle de l’effondrement ?

RB Parce qu’on ne peut plus vraiment se voiler la face ! Une crise d’ampleur globale est en cours et les historiens de l’environnement donnent l’alerte depuis les années 1960. Mais nous n’avions pas à l’époque une connaissance aussi fine qu’aujourd’hui de ce changement climatique, surtout depuis les travaux menés par le Giec. Cette prise de conscience est particulièrement sensible dans la jeune génération, comme on l’a vu avec les récentes marches pour le climat. La popularité de la théorie de l’effondrement est liée à une certaine forme de lucidité sur notre capacité d’action et une perte assez tangible de croyance en l’idée de progrès. Cette théorie n’est pas forcément apocalyptique et peut même être positive : on ne regrette pas nécessairement le monde qui va s’effondrer et on pense déjà à « l’après », à des façons de se réorganiser collectivement avec des modes de production et de consommation différents.

HDS Cette réorganisation doit-elle se faire au niveau mondial ou local ?

RB La réponse est simple : il faut agir à toutes les échelles. On ne pourra pas résoudre cette crise uniquement par l’organisation de grandes conférences mondiales qui suscitent beaucoup de lenteur et ne parviennent pas à des accords contraignants pour les États. Mais il ne faut pas non plus dire que cette diplomatie climatique ne sert à rien car la pertinence des initiatives locales dépend en partie du fait qu’un cadre international existe. Je crois beaucoup en l’importance des réorganisations collectives et locales comme les circuits courts, les coopératives, les Amap… Ces pratiques de reconnexion locale conduisent à s’intéresser à nos façons quotidiennes d’habiter ce que j’appelle la « nature ordinaire ». Il ne faut pas considérer que les enjeux sont toujours ailleurs mais bel et bien autour de nous, dans les espaces que nous habitons.

HDS Restez-vous optimiste quant à l’avenir de notre planète ?

RB Il faut être lucide sur le fait que nous sommes déjà en train de perdre un grand nombre d’individus au sein des espèces et c’est un phénomène pour partie irréversible. Se dire optimiste sur l’avenir de la planète est difficile, surtout quand on voit des populations déjà durement touchées par ces changements environnementaux. Le tableau est sombre mais il y a encore des raisons d’espérer. Ce qui reste motivant et positif, ce sont les nouvelles façons de faire, de vivre collectivement et de repenser des formes de vie qui s’appuient sur un partenariat avec la nature et non sur un rapport de domination. 

 

Un colloque pour analyser notre lien avec la nature

Rémi Beau sera l’un des intervenants du colloque qui se déroulera à l’Orangerie du Domaine départemental de Sceaux les 21 et 22 novembre. Cet événement, qui a lieu tous les deux ans à l’initiative du Département, revient cette année avec un thème résolument contemporain sur notre relation avec le patrimoine vivant des parcs et jardins. Parmi les autres conférenciers : des historiens, géographes, sociologues, jardiniers ou encore des urbanistes et des économistes.

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