« Nous avons tous des difficultés avec le numérique »

Pour Jacques-François Marchandise, délégué général de la Fing (Fondation pour un internet nouvelle génération), l’exclusion numérique ne touche pas seulement les personnes âgées et défavorisées.

HDS Existe-t-il, selon vous, une « fracture numérique » ?

JFM Le terme de fracture numérique ne convient pas car très souvent, le numérique agit de manière ambivalente sur les autres fractures principales de la société comme les inégalités économiques, sociales, l’accès à la connaissance, les écarts générationnels, la relation au territoire ou aux services, etc. Au fil des années, cette question est devenue plus complexe. Pour moi, dire qu’il y a d’un côté des gens qui sont « dans le coup » et de l’autre des retardataires pose problème. Cette vision des choses stigmatise des personnes qui ont des problématiques très différentes. Nous avons tous des difficultés avec le numérique et, de manière paradoxale, plus nous avons d’usages du numérique, plus nous avons de soucis avec lui car se posent alors les questions de l’archivage de nos données, de nos mots de passe à mémoriser ou de la sauvegarde sur notre cloud

 

HDS Avec la Fing, vous avez mené le projet Capacity autour des inégalités sociales du numérique. Un des constats de votre étude est qu’il est difficile de fonder ces inégalités sur des critères générationnels…

JFM À tous les âges, il existe différentes typologies d’usagers du numérique. Il y en a qui en ont une pratique intensive, qui possèdent une véritable culture numérique et à l’autre extrême, des gens pour qui tout cela est très loin parce que ils ont déjà une vie sociale et n’ont pas besoin d’en rajouter. Il y a effectivement des formes d’hyperconnexion chez les jeunes mais comme il y en a aussi chez toutes les personnes très socialisées dont les jeunes seniors. Évidemment, statistiquement, vous allez avoir un peu plus de personnes âgées qui disent avoir du mal avec le numérique. Mais ces difficultés sont toujours liées au contexte. En creusant un peu, on se rend compte qu’un jeune peut ne pas être si à l’aise que ça avec un moteur de recherche, pour réserver un billet de train ou pour trier les fake news alors qu’il saura très bien se servir des réseaux sociaux. Du côté des seniors, ce qu’on observe souvent, ce n’est pas tant une incapacité vis-à-vis de l’outil qu’une angoisse par rapport aux codes. Ils ont peur de se tromper, de ne pas être dans la modernité. C’est plus d’ordre symbolique que de la capacité d’usage.

 

HDS L’exclusion numérique est-elle aussi une question de moyens financiers et donc de classe sociale ?

JFM Là encore, les questions économiques et sociales ne sont pas simples. Certaines familles modestes sont mieux équipées que les plus aisées, les enfants ont des smartphones et davantage d’écrans dans leur chambre. Les régulations parentales sont peut-être plus rigides dans les classes supérieures alors que chez les plus modestes, il y a une sorte de rattrapage par la consommation numérique. On va par exemple céder plus vite à l’enfant qui rentre en sixième et c’est ainsi que l’on a remarqué parfois des écarts d’un à deux ans dans l’équipement en smartphone au collège en fonction du niveau de vie… Mais ce qui est cher, ce n’est pas tant l’équipement que l’abonnement. Sur une année, le prix de tous ces abonnements illimités est bien plus élevé que l’équipement en lui-même ce qui amène les familles moins aisées à posséder un équipement d’assez bonne qualité mais tout en étant contraints de faire des arbitrages sur leur utilisation. On trouve aussi de grandes différences de consommation : les familles plus modestes en milieux plus ruraux vont avoir tendance à partager leurs abonnements tandis que dans les quartiers urbains, nous sommes entrés dans un modèle de consommation individuelle du numérique. 

HDS Peut-on parler aujourd’hui d’« injonction au numérique » ?

JFM Cette injonction n’est pas neuve mais se régénère régulièrement. On dit qu’il faut utiliser le numérique et ce n’est pas faux car celui-ci offre des possibilités simplifiées d’accès et de partage de la connaissance, d’apprentissage et d’interaction. Pourtant, on vit souvent le numérique comme une chose obligatoire et subie. Il faut utiliser le numérique en portant des projets et non par obligation, auquel cas cela devient une norme codifiée et donc déplaisante.

 

Il faut privilégier l’articulation avec l’existant – c’est-à-dire
les capacités humaines –
à la substitution. 

HDS Aujourd’hui, l’heure est à la dématérialisation. Est-ce une avancée dans l’accès au droit ?

JFM La dématérialisation et l’accès au droit sont des sujets passionnants dont la clé de lecture d’entrée est la fracture administrative, c’est-à-dire la difficulté qu’a une partie des usagers de l’administration à comprendre comment cela fonctionne, à qui s’adresser, comment faire valoir ses droits. C’est un phénomène antérieur et externe au numérique. Reste que pour une partie de la population, le numérique aggrave ce phénomène et constitue un obstacle supplémentaire tandis que pour d’autres, le numérique apporte des solutions nouvelles et facilite l’information. Par exemple, pour des personnes isolées ou à mobilité réduite, cela peut être un atout formidable.

HDS Quelle est, selon vous, une bonne politique d’inclusion numérique ?

JFM Il faut privilégier l’articulation avec l’existant – c’est-à-dire les capacités humaines – à la substitution, le remplacement de l’humain. Il est intéressant de renverser les choses et de prendre en considération les usages que l’on fait du numérique. Trop souvent les travailleurs de terrain se forment au numérique pour, au final, se retrouver face à un public plus à l’aise qu’eux face à certains outils. Cela parce que la réciproque n’est pas vraie : les médiateurs numériques ne se forment pas aux questions de terrain. Cela aiderait pourtant à l’appropriation des outils puisqu’on prendrait en compte, en amont, les savoirs d’expérience et d’usages…

HDS Quelle société du numérique imaginez-vous dans le futur ?

JFM Cela fait quarante ans que j’utilise des systèmes numériques. Je trouve qu’ils ont un potentiel formidable quand on veut faire des choses imprévues. Par exemple, YouTube n’a pas, à l’origine, été créé pour des « tutos » qui font aujourd’hui la vitalité de la plateforme tout comme Le Bon Coin n’a pas été conçu pour la recherche d’emploi… Pour moi, cette future société numérique fertile va continuer à me donner des outils suffisamment puissants pour des usages personnels et collectifs choisis. Mais ce sera aussi une société beaucoup plus frugale : il faudra apprendre à innover avec la contrainte de la rareté sur une planète aux ressources déjà limitées. Les futurs systèmes numériques seront enfin plus résilients et davantage tournés vers le partage des savoir-faire.

www.fing.org

L’inclusion numérique, une Question de famille

Le prochain Questions de famille sera mis en ligne en octobre sur www.hauts-de-seine.fr, rubrique Solidarités. Cette fois-ci, la plateforme interactive s’intéresse à l’inclusion numérique avec des professionnels du pôle Solidarités du Département et des experts. Pour la première fois, deux Youtubeurs – un néophyte et un technophile – proposeront une vidéo destinée à vulgariser la question des fractures numériques. 

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