« La science-fiction permet de penser notre monde autrement »

CD92/Julia Brechler

L’astrophysicien et physicien Roland Lehoucq, invité du festival départemental La Science se livre, s’est fait une spécialité de la vulgarisation scientifique par le biais de la science-fiction. Il explore les rapports entre sciences et science-fiction et entre science-fiction et société.

Vous êtes scientifique et lecteur de science-fiction. Les deux vont-ils naturellement de pair ?

RL Le goût de la science m’est venu avant celui de la science-fiction : à six ans mon projet était « d’être savant » et vers neuf ans j’ai commencé à utiliser une lunette pour observer le ciel ! J’ai commencé à lire de la science-fiction un peu plus tard, vers douze ou treize ans, en piochant dans la bibliothèque de mon père. Dès que je suis tombé dedans, je n’en suis plus ressorti. C’est un genre que les scientifiques apprécient en général parce qu’il y a des éléments scientifiques et techniques qui ne les laissent pas insensibles même s’ils sont conscients des limites de l’exercice.

Quels rapports entretient l’imaginaire de science-fiction avec le progrès technique ?

RL Le terme « science-fiction » est né en 1929 aux Etats-Unis. C’est un dérivé de l’expression « Scientifiction » qu’on doit à Hugo Gernsback, fondateur d’Amazing Stories, la toute première revue de science-fiction. Cet émigré luxembourgeois était au fait du « merveilleux scientifique » européen de la fin du XIXe siècle et du début du XXe que Maurice Renard, écrivain français, définit comme « l’aventure d’une science poussée jusqu’à la merveille ou d’une merveille envisagée scientifiquement ». Cette proto-science-fiction, très riche, réunissait des auteurs comme Jules Verne, H.G. Wells, Rudyard Kipling ou Rosny aîné, tous exaltés par le progrès. À l’époque prédominait encore l’idée que la technique et la science amélioreraient la condition humaine alors que la science-fiction d’aujourd’hui est plus dystopique qu’utopique ! Ces écrivains mettent l’objet scientifique et technique au cœur de la narration ce qui produit des situations inédites : s’attacher un robot, se déplacer dans l’espace plus vite que la lumière dans un vaisseau intergalactique, faire du clonage non thérapeutique…

En tant que scientifique, quel regard posez-vous sur la science-fiction ? En imaginant d’autres mondes possibles, ne rejoint-elle pas quelque part la science ?

RL Il est nécessaire de faire preuve d’imagination, parfois débridée, pour aller vers des connaissances nouvelles, de se poser la question « Et si ? ». Tout comme Einstein dans l’expérience de pensée qu’il a eue adolescent : « Et si j’étais assis sur un rayon lumineux, que verrais-je du monde ? » Ou encore Galilée : « Si je laissais tomber un boulet de métal et un boulet de même taille en bois du sommet de la tour de Pise, arriveraient-ils en même temps ? » Les arts et les sciences en général naissent de l’invention pour partie. Ce qui les distingue, c’est la validation des connaissances : en science, ce ne sont pas des critères esthétiques qui rendent pertinente une idée nouvelle, mais son adéquation au réel. Elle ne reste vraie que jusqu’à preuve du contraire, si elle n’est pas démentie par l’expérience et l’observation. En ces temps de balivernes généralisées, il faut avoir conscience que ces connaissances, bien que non pérennes dans l’absolu, résultent d’un consensus et d’une évolution. Si on les conserve c’est qu’on les a sollicitées de mille façons et qu’elles ont toujours résisté à l’épreuve du réel.

Les arts et les sciences en général naissent pour partie de l’invention.

Vous faites de la vulgarisation scientifique par le biais de la littérature, de la bande dessinée et du cinéma. Pouvez-vous expliquer votre approche ?

RL Au tournant des années 2000, j’ai eu envie de faire davantage de diffusion des connaissances. Il y avait la façon classique par le biais de conférences mais il me semblait qu’il y avait quelque chose à faire avec la science-fiction. Il m’est apparu qu’on pouvait enquêter sur ces mondes fictifs en allant y chercher des informations qui ne sont pas données explicitement, au même titre que ce que font les scientifiques. Par exemple déterminer la puissance en watts d’un sabre laser dans Star Wars ! À partir du moment où l’on accepte l’existence de cet objet, et qu’on considère la saga comme un documentaire, la question est légitime. L’intérêt de cette méthode est de faire pratiquer littéralement les sciences au grand public, et la physique en particulier, sur des sujets accessibles. Répondre à la question « Quelle est la puissance d’un sabre laser ? » ne nécessite en effet pas un siècle de recherches comme pour l’âge de l’univers.

L’un de vos premiers ouvrages écrits sur ce principe, en 2003, est consacré à Superman…

RL J’avais sorti quelque temps auparavant avec Robert Mochkovitch un livre sur l’astronomie dans Tintin, où nous nous étions amusés à localiser le temple du Soleil. Nous avions alors ressenti la jubilation d’une vraie découverte !  De là est venue l’idée de mener des enquêtes. « D’où viennent les superpouvoirs de Superman », propose au lecteur de faire le rétro-ingeniering du héros. Nous nous demandons comment il doit être fabriqué pour avoir ses superpouvoirs, en partant toutefois de ceux des débuts, les moins délirants. Et cela ne va pas vous surprendre : le vrai Superman a de très grandes oreilles pour pouvoir capter des sons très faibles, des yeux comme des soucoupes car il est capable de voir très loin, la nuit, des objets très petits. Et alors que le rapport entre la hauteur et la largeur d’un humain normal est compris entre un tiers et un quart, le sien est plutôt de un, ce qui signifie qu’il est cubique…

Sous couvert de rêve et d’évasion, la science-fiction n’est-elle pas aussi un outil d’exploration du réel ?

RL La science-fiction est avant tout une expérience de pensée sociale. Je crois que son principal intérêt réside dans la mise en scène des nouveautés techniques et scientifiques et dans la discussion des conséquences de celles-ci. C’est cette idée d’une « littérature intégrale » qui sous-tend le festival de science-fiction des Utopiales, à Nantes, que je préside depuis 2012. Dans les années 1950-60, le romancier Robert A. Heinlein estimait déjà que la science-fiction était utile parce qu’elle permettait de faire des expériences en imagination qui auraient été trop dangereuses dans les faits. En faisant un pas de côté, en regardant notre monde sous un autre angle, moins conventionnel, elle crée des répertoires de possibles. Elle permet de penser d’autres mondes pour penser notre monde autrement. En ce sens, c’est une littérature unique en son genre.

De quels grands enjeux se saisit-elle actuellement ?

RL De nombreuses œuvres s’interrogent en ce moment sur les conséquences du réchauffement climatique : faut-il modifier la Terre, changer les humains, quitter la Terre ?… Dès les années 1970 ces questions avaient été soulevées par les écofictions de John Brunner ou d’Ernest Callenbach.

Inséparable de la science, la science-fiction a-t-elle en retour une influence sur le réel ? Peut-elle prédire certains phénomènes ?

RL La science-fiction n’a quasiment jamais produit de nouveauté technique ou scientifique. Par contre elle peut participer à forger nos représentations du monde, comme le font par ailleurs la publicité ou les médias ce qui peut donner l’impression que la science-fiction est en quelque sorte « là maintenant » et que l’épaisseur du futur s’est réduite ! Elle a par exemple contribué à forger nos imaginaires sur l’intelligence artificielle. Elle nous a aussi laissé des mots, comme « astronaute » ou le préfixe « cyber ». Quant à prédire des phénomènes, je ne le crois pas. S’il arrive qu’elle tombe juste, la science-fiction n’est ni de la futurologie, ni de la prospective. C’est un art avant tout mais dans lequel on peut piocher, qu’on peut hacker, comme je le fais avec la vulgarisation scientifique.

« La Science se livre »

L’édition 2022 du festival de diffusion de la culture scientifique, organisé par le Département, se tiendra du 29 janvier au 19 février sur la thématique « Arts et sciences ». Au programme, trois prix littéraires et cent cinquante événements gratuits, dont une conférence de Roland Lehoucq, astrophysicien au CEA de Saclay, partenaire de la manifestation, sur le thème « La Science fait son cinéma », samedi 12 février au Palais de la médiathèque de Puteaux. Programme complet sur lascienceselivre.hauts-de-seine.fr 

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