« La société doit s’adapter à notre longévité »

CD92/Olivier Ravoire

Sociologue, professeur et chercheur spécialiste des questions liées au vieillissement, Serge Guérin est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages sur le phénomène. Selon lui, la « seniorisation » de la France implique d’actualiser nos représentations de la vieillesse.

Qu’est-ce que « la vieillesse », au-delà naturellement de sa manifestation biologique ? Est-elle le fruit d’une construction sociale, culturelle ou médicale ?

SG La vieillesse est un phénomène protéiforme. Si nous avançons tous en âge, notre perception du vieillir revêt des formes propres à chacun, ayant trait aussi bien à notre imaginaire qu’à nos angoisses, au discours médiatique qu’aux jugements de notre entourage. Elle n’est pas à dissocier de la dimension biologique du vieillissement, puisque des facteurs sociaux et d’attitude personnelle jouent grandement. D’ailleurs, 80 % de notre espérance de vie dépend de l’épigénétique, à savoir de notre environnement, de notre alimentation… Gardons à l’esprit qu’il nous incombe, en grande partie, de décider de notre vieillesse tant sur le plan physique que psychologique.

Faut-il en déduire qu’il n’y a plus « d’effet de génération » ?

SG Ce concept doit beaucoup au sociologue Karl Mannheim (1893-1947), qui concevait les générations comme des blocs homogènes, au motif qu’elles partageaient globalement un destin, une vision de la société, une culture commune… Or cette notion me semble caduque, particulièrement depuis les années 2000. Notre société moderne ne fabrique plus de destins collectifs, alors que les grandes structures du XXe siècle se sont sinon dissoutes, du moins délitées. Le niveau de revenus, le lieu d’habitation, l’héritage culturel ou religieux offrent des facteurs explicatifs nettement plus pertinents pour décrire les évolutions de populations, aux comportements souvent plus individualistes.

Dans votre livre Quinquado, vous parlez d’un « flou des générations », en évoquant ces mères qui copient l’apparence vestimentaire de leur fille. Ce jeunisme est-il un déni de vieillesse ?

SG Il faut réaliser une chose : l’âge a comme rajeuni ! La forme physique de certains sexagénaires s’améliore avec les années, car ils prêtent plus attention à leur santé, qu’ils perçoivent comme un capital à préserver. Puisque nous rajeunissons, aussi bien dans notre corps que dans notre esprit, nous prenons le temps de fran-chir les étapes de la vie, dont nous repoussons peu à peu l’échéance.

Nos représentations de l’âge semblent imperméables à ces bouleversements. Le monde du travail est-il lui aussi en décalage avec le réel ?

SG Dans notre société de services, les compétences techniques et les capacités relationnelles ont pris le pas sur la force, même dans les métiers physiques du fait de leur mécanisation. Pour autant, s’instruit en entreprise un mauvais procès en vieillissement ! En atteste la faiblesse du taux d’emploi des seniors… Le manque de formation au cours de leur carrière aggrave leur sort. Le mythe est largement répandu que le dynamisme et l’efficacité sont l’apanage de la jeunesse, que les seniors sont dépassés par les nouvelles technologies…

En 2015, pour la première fois dans l’histoire du pays, les seniors ont dépassé en nombre les moins de 20 ans

Dans les mots infuse notre vision de la vieillesse. Le retraité s’oppose par exemple à l’actif…

SG Le cliché veut que la retraite soit une période d’oisiveté très attendue de ses bénéficiaires. Dans les représentations de l’ensemble du corps social, est portée cette vision passéiste ou passive du retraité, où se confondent emploi et activité. Or, si les retraités ne sont pas des actifs rémunérés, ils n’en restent pas moins des acteurs sociaux majeurs : ils gardent leurs petits-enfants, s’engagent dans le tissu associatif, représentent le tiers de nos élus et la moitié de nos aidants. Et puis, un être humain n’est pas forcé d’avoir une utilité productive. Les personnes âgées occupent un rôle essentiel et symbolique : elles peuvent témoigner d’un certain vécu, transmettre une culture, obliger à regarder en face l’âge qui avance…

Toute société vieillissante ne s’achemine-t-elle pas vers un déclin économique ?

SG Pas nécessairement. En effet, le vieillissement d’une population induit l’émergence de nouveaux marchés, voués à satisfaire les besoins spécifiques des personnes âgées et regroupés dans ce que l’on appelle la silver economy. Ce phénomène entretient l’espoir d’innovations sociales au bénéfice de tous les âges et nourrit l’investissement technologique, à condition d’orienter l’épargne des retraités vers la production et l’aide à la création d’entreprise.

La crise sanitaire a été l’occasion d’une prise de conscience de la « seniorisation » de la société française. Faut-il s’en inquiéter ?

SG La France prend des rides, à l’image du monde entier hormis l’Afrique et quelques pays du Moyen-Orient. En 2015, pour la première fois dans l’histoire du pays, les seniors ont dépassé en nombre les moins de 20 ans. Ce constat n’est pas nécessairement alarmant, puisqu’avoir 60 ans en 2023 n’est plus synonyme de vieillesse comme en 1950. Toutefois, la société doit s’adapter à notre longévité et maintenir un certain équilibre démographique. À ce propos, la période de la Covid-19 n’a pas offert le « baby-boom » prédit par certains sociologues, mais plutôt une flambée des divorces.

Depuis, la natalité poursuit sa chute. Cette tendance est-elle inéluctable ?

SG La baisse du nombre de naissances est un fait social structurant. Il faut rappeler que par le passé, réussir sa vie supposait de fonder un foyer. La perte chez une partie des jeunes du désir d’enfants provient d’un imaginaire nouveau, d’une forte anxiété face à l’avenir et de l’envie de profiter d’un mode de vie dépourvu de contraintes. Il y a fort à parier que cette tendance perdure un long moment, puisqu’elle soulève une question de modèle de société.

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