« Le patient zéro est toujours provisoire »

Ancien médecin et désormais professeur à l’université de Lyon, Luc Perino retrace dans « Patients zéro » les histoires inversées de la médecine. L’ouvrage a remporté le prix La Science se livre dans la catégorie adulte.

HDS Dans l’histoire de la médecine, on a souvent parlé des médecins et de leurs découvertes et finalement assez peu des patients. Est-ce pour rétablir cette injustice que vous avez voulu écrire ce livre ?

LP Quand on écrit l’histoire des sciences, on parle beaucoup des découvreurs. Or, dans le cas de la médecine, il y a aussi des patients. À chaque fois je trouvais qu’ils n’étaient jamais assez valorisés : leurs noms n’étaient même pas mentionnés ou alors juste par des initiales, comme s’ils n’existaient même pas ! Je trouvais effectivement que c’était une injustice et j’ai décidé d’écrire sur ces histoires de la médecine à l’envers, en parlant d’abord du patient. Plus qu’un duo, je dirais même qu’il y a un trio : le médecin, son patient, mais aussi la technologie de l’époque dans laquelle l’un et l’autre vivent.

HDS Quelle définition peut-on donner du patient zéro et d’où vient l’origine de ce terme ?

LP Avant, les médecins parlaient de « cas index ». Quand vous avez une épidémie qui apparaît, le cas index est le premier cas pour lequel on diagnostique la maladie. Ce terme était utilisé en infectiologie et pour les maladies orphelines. Les médecins n’utilisaient jamais le terme de patient zéro jusqu’en 1981, année de découverte du virus du sida. Les chercheurs ont alors voulu savoir d’où il venait et les Américains ont trouvé Gaëtan Dugas, ce patient dont on disait alors qu’il avait contaminé à lui seul une bonne partie des malades de Californie. Les journalistes de l’époque ont trouvé ce terme de patient zéro qui est entré depuis dans l’usage, y compris par les médecins. Pourquoi dit-on patient « zéro » et non pas « un » ? Car « un » est définitif alors qu’on arrive toujours à remonter plus loin dans le temps. Pour reprendre l’exemple du sida, on s’est rendu compte que le patient zéro n’était pas Gaëtan Dugas mais que le virus du sida est en fait venu du Zaïre dans les années 20. Le patient zéro est donc toujours provisoire…

HDS Que peut apporter la découverte du patient zéro dans la connaissance d’une maladie ?

LP Tout ! Quoi que vous fassiez en médecine, il faut toujours remonter à la cause première. On en revient toujours à la question de la technologie. Avant, quand on avait une hémiplégie, on disait que c’était un infarctus dans le cerveau. Puis on a trouvé où était la lésion dans le cerveau puis on a trouvé l’artère, etc. Bref on a avancé dans la technologie. Pour les maladies infectieuses, il faut savoir de quelle bactérie ou de quel virus elles viennent, donc on cherche ce virus ou cette bactérie puis, à son tour, l’origine de ce virus ou de cette bactérie : vient-il d’un autre patient qui l’a eu sous une autre forme ? On va ainsi découvrir le premier croisement consanguin, le premier patient qui a été contaminé par le poulet d’un élevage par exemple. En médecine comme dans tous les domaines, remonterdans le temps enrichit toujours notre connaissance sur l’homme lui-même.

HDS Au fil des pages de votre livre, on se rend compte que la quête du patient zéro est un travail de fourmi…

LP Absolument ! Pour les maladies infectieuses, c’est devenu relativement facile car on a le génome du virus qui permet par exemple de trouver où un virus a muté, comme avec le variant anglais du coronavirus actuel. En revanche, c’est plus difficile pour les maladies génétiques et pour remonter le fil de pathologies qui n’apparaissent que dans certaines régions. Avec les progrès de la médecine, on veut toujours remonter plus loin. Si on prend le virus actuel, il est facile de trouver qu’il a été transporté par une chauve-souris dans une région chinoise. Ce qu’on veut savoir maintenant, c’est par quel mammifère a eu lieu la mutation qui a permis à la chauve-souris de transporter le virus et de le transmettre à l’homme. Il y a à peu près cinq maladies émergentes par an mais on n’en entend jamais parler car ce sont des impasses : la maladie se transmet d’un animal à un homme mais il n’y a ensuite pas de mutation rendant capable la transmission d’homme à homme.

HDS La facilité avec laquelle nous nous déplaçons a-t-elle facilité la propagation des virus et compliqué la quête du patient zéro ?

LP Le fait que l’on se déplace beaucoup permet la transmission rapide des maladies, en particulier les viroses respiratoires dont fait partie le Covid-19. Avant les avions, au XIXe siècle, une virose respiratoire pouvait ne jamais faire le tour du monde. Avec le transport aérien, elle le fait en six mois quelles que soient les précautions prises. Dans ce cas, il est bien difficile de trouver l’origine de cette virose. Mais la fameuse génomique virale permet de trouver toutes les mutations des maladies. Comme les laboratoires de génétique sont connectés entre eux, très vite l’un d’entre eux peut informer d’une mutation et on arrive ainsi à les suivre. La technologie permet de compenser ce handicap de la diffusion très rapide.

HDS Ces histoires de patients zéro permettent de constater que pendant toute l’histoire de la médecine, diagnostic et soins ont rarement avancé de manière coordonnée…

LP Il y a une dissociation totale entre le diagnostic et les soins. La science du diagnostic a beaucoup progressé à partir des années 1800 tandis que les soins étaient pratiqués par des personnes qui n’étaient pas médecins, qui incisaient des abcès, qui donnaient des tisanes, sans preuve d’efficacité. En 1920, avec l’apparition de l’insuline, puis des antibiotiques et de la cortisone, commence une période de soixante ans où diagnostic et soins ont été en parfaite concordance. Sur trois mille ans d’histoire de la médecine, c’est peu ! Mais depuis 1980, l’efficacité des soins n’est plus au rendez-vous. On fait d’énormes recherches sur le cancer mais les progrès sont dérisoires par rapport à l’investissement. Avec les antibiotiques et les vaccins, on avait gagné trente ans d’espérance de vie en l’espace de vingt ans. Et là, en quarante ans, on en a gagné seulement un ou deux sur le cancer.

HDS La crise climatique que nous traversons peut-elle avoir des répercussions sur l’apparition de nouveaux virus ?

LP Toutes les grandes épidémies de l’histoire de l’humanité sont liées aux activités humaines. S’il y a eu la peste, c’est parce que les hommes ont créé le bateau qui a permis d’aller chercher le virus en Inde alors qu’il n’était pas en Europe. Lorsque vous avez le réchauffement climatique et une température qui augmente, les moustiques qui vivaient entre 0 et 30° de latitude vont gagner deux degrés de latitude et les personnes situées entre 30 et 32° qui n’étaient jusqu’à présent pas confrontées au paludisme ou à la dengue vont attraper ces maladies. La déforestation par exemple, libère des virus qui peuvent introduire une maladie émergente. C’est sans doute ce qu’il s’est produit avec Ebola et ce qui se produira encore.

HDS Quels seront les couples médecins-patients zéro de demain ?

LP La médecine a déjà permis de gagner beaucoup : moins d’enfants meurent à la naissance, il n’y a presque plus d’accidents d’anesthésie générale lors des opérations, on a trouvé des vaccins contre les maladies infectieuses. Mais il existe encore un domaine d’avenir, un champ presque vierge de recherche, celui de la relation entre les systèmes immunologique et neurologique. Les portes commencent à s’ouvrir depuis une dizaine d’années et il y a encore d’énormes progrès à faire. On va trouver des choses assez fascinantes… 

La diffusion scientifique récompensée

Le Département récompense chaque année lors de la manifestation La Science se livre, deux ouvrages de diffusion de la culture scientifique, choisis pour l’originalité du sujet abordé, la rigueur du contenu, et la qualité de transmission des connaissances au grand public. Outre Luc Perino, récompensé dans la catégorie adulte, Sheddad Kaid-Salah Ferron a remporté le prix adolescents avec son livre Pr Albert présente : la relativité même pas peur ! illustré par Eduard Altarriba. Nouveauté cette année : un troisième prix, celui du public, a été remis à Mariëtte Boon et Liesbeth Van Rossum pour leur livre Le Charme secret de notre graisse (Actes Sud). 

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