La façade métallique, pliée à la façon d’un origami, marque la « frontière » entre la ville et les jardins. Photo : CD92/Willy Labre
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UN ORIGAMI ARCHITECTURAL

Équipement culturel majeur au rayonnement international, le nouveau musée Albert-Kahn ouvre à Boulogne le 2 avril dans un nouvel écrin pour mieux présenter au public la plus grande collection d’autochromes au monde, les Archives de la Planète.

 

Albert Kahn, banquier philanthrope, à la fois passionné par la modernité et alarmé par ses conséquences, imagina entrer dans le XXe siècle avec un projet de témoignage et de conservation d’un monde en voie de disparition. Des années dix aux années trente, Albert Kahn multiplie bourses et fondations, et envoie à travers le monde ses « yeux » – les opérateurs-photographes-aventuriers – amasser une collection inédite d’une centaine d’heures de films noir et blanc et surtout de 72 000 plaques photographiques en couleurs directes : les autochromes, selon un procédé à base de fécule et d’émulsions photosensibles inventé par les frères Lumière quelques années auparavant.

Photo de gauche : Le raccordement du bâtiment aux jardins passe par un espace de transition que les Japonais nomment engawa Photo de droite : Le nouveau musée compte trois niveaux : le parcours permanent au rez-de-jardin, l’exposition temporaire et l’espace de restauration aux étages.©CD92/Olivier Ravoire et Willy Labre

Voilà donc son musée nouveau sur ses terres boulonnaises. Signé Kengo Kuma, l’un des plus grands architectes japonais, célèbre pour avoir réalisé le stade principal des Jeux olympiques de Tokyo. À chaque lieu, à chaque projet, les gestes demeurent : traitement des surfaces à la façon d’un origami, travail sur un flux à échelle humaine, usage essentiel du bois et du bambou. Pour Kengo Kuma & Associates, Jordi Vinyals a été l’architecte chef de projet de la phase de construction du musée : « Au nord, le jardin est le bijou. Comment construire un bâtiment aussi colossal dans un endroit aussi sensible, et si proche parfois de la végétation ? L’intention était de marquer l’écart, la distance avec la ville sous la forme d’une muraille minérale un peu dure, avant d’entrer dans un lieu un peu sacré, un peu secret, vers les magnifiques jardins. »

L’enjeu d’un musée d’images tourné vers des questions de société, situé dans le lieu même du fondateur du projet, est d’en prolonger l’esprit, les intentions, la philosophie.

Là où certains auraient traité l’entrée de manière ostentatoire, Kengo Kuma prend le cliché à rebours : quittant la ville, le visiteur suit peu à peu des chemins détournés, à commencer par le passage sous un tunnel puis un patio intermédiaire avant de découvrir partiellement le bâtiment et la distribution des espaces de documentation et d’exposition. « Le bâtiment japonais traditionnel a des accès obliques, liés aux mauvais esprits qu’il ne faut pas inviter directement à entrer, précise Jordi Vinyals. Cette séquence permet de présenter le bâtiment petit à petit. On entend encore le bruit de la rue, les passants qui parlent, on avance sur le parvis, on commence à oublier la ville, à entrer dans un nouvel univers. » Le visiteur ne cessera d’ailleurs, tout au long de son parcours sur les trois niveaux du musée, de contourner la ligne directe pour accéder aux salles, dans l’esprit d’une déambulation. Au rez-de-chaussée, l’espace d’accueil et celui de l’exposition permanente. Au premier étage, une salle d’exposition temporaire de grande hauteur où l’obscurité est possible à la demande. Au second, une salle de restauration tracée depuis sa terrasse comme une ligne étroite entre la façade des jardins et leurs reflets sur un mur miroir.

 

De la ville aux jardins

Le musée Albert-Kahn est ainsi un musée d’images organisé le long d’un parcours qui va de la ville aux jardins. Ce sont eux qui constituent l’essence du bâtiment, dans l’esprit de Kengo Kuma autant que dans celui d’Albert Kahn qui n’a jamais dissocié les Archives de la Planète des jardins de la propriété où il les conservait. Quand ils prennent la lumière plein sud, le vert et le jaune explosent et nous devenons les spectateurs d’une nature poétique en cinémascope. Par les baies ouvertes, le raccordement du dedans au dehors s’effectue au travers d’un espace de transition : l’engawa. « C’est un terme japonais, une circulation périmétrique autour des maisons traditionnelles qui sert également de lieu de méditation. L’engawa est une situation de l’entre-deux. » Et pour définir sans brutalité cette frontière poreuse, l’architecte évoque la fonction du store japonais : « Kengo Kuma travaille souvent dans une logique pointilliste. Il essaie de composer les grandes surfaces avec de petits éléments, à échelle humaine, qui permettent au visiteur de se sentir bien parmi des éléments à son échelle, même si la proportion générale du bâtiment est très grande ». Quand la pluie tombe en rideau de perles sur les tuiles de bois du pavillon de thé, elle forme une seconde paroi iridescente entre le dedans et le dehors.

Déclinée un peu partout, la palette des teintes de la signalétique reprend les trois couleurs de base des plaques autochromes.©CD92/Willy Labre

Mettre en scène et en couleurs

Le premier paradoxe du musée Albert-Kahn comme musée d’images est l’impossibilité matérielle d’exposer le fond proprement dit des Archives de la Planète : plaques de verre autochromes et films nitrate. « C’est d’ailleurs cette fragilité qui explique l’exceptionnel état de conservation de la collection, puisqu’elle a très peu été montrée, constate Magali Mélandri, directrice déléguée à la conservation du musée. Mais il nous faut cependant restituer au public la matérialité des images autochromes par la scénographie. » Autour de la salle, un immense mur inventaire distille un choix de plus de 2 500 autochromes, présentés rétroéclairés au format d’origine 9 x 12 cm. L’espace consacré à la mise en scène des techniques photographiques et de l’encombrant matériel que chacun des opérateurs emportait avec lui dans des malles de voyage commandées à Vuitton, est sans doute l’un des plus « exotiques » aujourd’hui.

Le mur inventaire dispose autour de la salle des milliers d’images de la collection reproduites à leur format d’origine (9 x 12 cm) et rétroéclairées et les jardins du musée sont un patrimoine vivant dont un herbier numérique présente des espèces emblématiques.©CD92/Julia Brechler et Willy Labre

L’autochrome évidemment tient une place centrale dans le parcours permanent, présenté du petit format originel à la projection sur écran de deux mètres comme Albert Kahn le proposait à ses invités. Dans l’espace de découverte familiale, on jouera avec les images comme avec des machines à remonter le temps. Mais cela va plus loin. Du graphisme à la signalétique, de la police de caractère spécialement dessinée par Guerillagrafik – cercle de l’harmonie, courbes du végétal, angles de l’architecture – jusqu’aux nuages poudreux évoquant la fécule photosensible des plaques de verre, tout ici est autochrome : les couleurs de base, vert, orange, violet, la transparence et le format des panneaux d’orientation.

Invités privilégiés

Quant aux jardins, ils sont partout, au-dedans comme au-dehors. Dans le décor naturel des interviews de scientifiques venus éclairer l’œuvre d’Albert Kahn, dans le miroir qui vient faire entrer le reflet du jardin à la française. Car c’est un enjeu secondaire du travail d’aménagement des salles traitées à la manière d’espaces privés : aiguiser la curiosité du public envers des aspects méconnus d’Albert Kahn en multipliant les objets familiers du maître des lieux : un secrétaire ici, des chaises là, les rideaux verts devant lesquels l’on se faisait photographier à l’époque. Jusqu’à cet étonnant théâtre d’objets où l’on dessine l’homme Albert Kahn à la manière d’un portrait en creux, pour nous donner l’impression fugace et très flatteuse d’en être chacun l’invité privilégié…

Photo de gauche : Le nouveau musée explore également la chronique des petites et grandes découvertes au tournant du siècle. Photo de droite : Parmi les dispositifs interactifs, le parcours permanent est une invitation à se prendre au jeu de la curiosité.©CD92/Julia Brechler

 

Vu du dehors, il faut conserver un œil sur le nouveau bâtiment tout en visitant les jardins comme on caboterait entre les îlots d’Albert Kahn : ici le bâtiment de la conservation, à l’abri de la lumière derrière le moucharabieh de brique ; là, le palmarium rénové qui dresse sa résille de métal blanc au-dessus du jardin à la française, instaurant un dialogue contrasté entre l’esprit des fabriques de jardin au tournant du siècle et le geste presque invisible de « Kuma-San ». Car vue de ce côté-ci, discrètement repliée et dépliée à la manière d’une ébauche d’origami en verre et en bois, la façade nord perd son nom et sa matérialité. Le rideau d’ombres profondes et de lumières rares empêche le verre de voler au-dedans son caractère d’intimité, et au-dehors de s’imposer comme un miroir éblouissant contre la nature. La fusion de l’architecture, de la culture et de la nature sont ici à l’œuvre. 

Didier Lamare
albert-kahn.hauts-de-seine.fr

 
 
 

 

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